La crise ukrainienne à la lumière des écrits et de l’action de Jan Patocka et Vaclav Havel.
Chronique de Bernard Ginisty du 3 avril 2022
Face aux massacres de populations civiles et les destructions de villes entières en Ukraine par l’armée russe, au nom d’un populisme nationaliste et d’un messianisme identitaire soutenu par une partie de la hiérarchie de l’Église orthodoxe russe (1), plusieurs observateurs déplorent la faiblesse des démocraties et évoquent « l’esprit munichois » qui a conduit à la seconde guerre mondiale.
Tout d’un coup, nous découvrons que la guerre n’est pas un phénomène exotique réservé à des peuples pas très évolués. Que la guerre soit à nos portes, dans le total mépris des règles internationales, nous réveille de cette quiétude que d’aucuns nous annonçaient suite à l’écroulement de l’Union Soviétique. Nous serions, comme l’écrivait l’essayiste américain Fukuyama dans un best-seller mondial (2) « à la fin de l’histoire » et définitivement libéré des fureurs nationalistes. C’est ce que le président Emmanuel Macron appelle « le retour du tragique ». Plus fondamentalement, la confrontation avec le totalitarisme nous oblige à nous poser les questions d’éthique et de sens de la vie.
Cette prise de conscience a été au cœur de la pensée et de l’action de Vaclav Havel, dissident tchèque confronté au totalitarisme communiste ayant connu plusieurs années de prison avant de devenir président de son pays après la « révolution de velours ».
Dans une lettre écrite à sa femme depuis sa prison, il écrit ceci : « L’identité humaine n’est pas un simple « lieu de séjour » confortable, mais une investigation permanente. Qui sait si le choc que j’ai subi n’était pas commandé par le destin et s’il ne m’a pas éloigné, peut-être au dernier moment, du petit chemin menant au port de la morale des mérites, réifiée, aliénée, fétichisée et entièrement fausse dont parle Levinas, de la « morale pour la presse » – particulièrement dangereuse car elle est trompeuse – cette manière de succomber à l’existence dans le monde, qui est un arrangement complaisant avec son propre inconfort institutionnalisé » (3).
Dans les années 1970, l’Europe a connu une crise grave suite à l’installation de missiles SS20 par l’Union soviétique en territoire de l’Allemagne de l’Est. L’OTAN a répliqué en déployant en Europe des fusées américaines Pershing. Devant la menace de guerre, il y eut de nombreuses manifestations pacifistes dont certaines proclamaient : « Plutôt rouge que mort ». Pour Havel ces mots sont le signe du renoncement au sens de la vie :
“Un tel slogan est un signal sur le sens duquel il n’y a pas à se tromper. Il signifie que celui qui l’adopte a renoncé à son humanité comme capacité de répondre personnellement de quelque chose qui le dépasse, et donc, en cas extrême, de sacrifier même sa vie au sens de la vie. Patocka (4) disait qu’une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier elle-même, à son sens, ne vaut pas d’être vécue. (…) En d’autres termes, le slogan “plutôt rouge que mort” ne m’agace pas comme une expression d’une capitulation face à l’Union Soviétique. Il m’effraie comme expression du renoncement de l’homme occidental au sens de la vie, expression de son adhésion au pouvoir impersonnel en tant que tel. En réalité, ce slogan proclame : rien ne vaut qu’on lui sacrifie la vie. (…) Autrement dit : rien ne vaut rien. Rien n’a de sens. C’est une philosophie de la négation totale de l’humanité. (…) Je ne peux m’empêcher de penser que le péril qui menace la culture occidentale vient moins des missiles SS20 que de la culture occidentale elle-même. ” (5)
Pour Havel, l’esprit rationaliste de la science moderne, fondée sur la raison abstraite et le postulat d’une objectivité impersonnelle, a été mis en œuvre pour la première fois, au plan politique, par Machiavel. A partir de lui, la politique est devenue une “technologie rationnelle du pouvoir” dont une des caractéristiques est la mise entre parenthèses de l’homme concret. Cette dépersonnalisation caractérise, sous des formes différentes, aussi bien les sociétés de l’Est que de l’Ouest. Tout au long de ses écrits, Havel affirme l’échec de cette vision politique limitée à la pure extériorité des rapports de forces. Celui qui a eu le courage et la lucidité d’écrire en prison, en plein système répressif, que tout totalitarisme repose en partie sur un “ autototalitarisme ” de l’homme et de la société, ne peut que critiquer une action politique qui se voudrait pure technologie rationnelle et n’impliquerait pas son acteur. Cette insistance sur l’éthique va-t-elle, pour éviter Machiavel, nous conduire vers Saint-Just ou Robespierre, ou encore vers quelque “ retour ” à des intégrismes ? Il n’en est rien et c’est à une dissidence permanente contre le tout fait, le totalitarisme, l’impersonnel, que nous convie Havel : « Il me semble que tous – que nous vivions à l’Ouest ou à l’Est – nous avons une tâche fondamentale à remplir, une tâche dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, à résister à chaque pas et partout, avec vigilance, prudence et attention, mais aussi avec un engagement total ; à nous défendre des pressions complexes et aliénantes qu’exerce ce pouvoir, qu’elles prennent la forme de la consommation, de la publicité, de la répression, de la technique ou d’un langage vidé de son sens (langage qui va de pair avec le fanatisme et nourrit la pensée totalitaire) ; à faire confiance à la voix de notre conscience plutôt qu’à toutes les spéculations abstraites et à ne pas inventer de toutes pièces une autre responsabilité en dehors de celle à laquelle cette voix nous appelle ; à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens » (6)
- Guy AURENCHE : « La guerre déclenchée par le président russe contre l’Ukraine n’est pas une guerre de religion. Plutôt une croisade expansionniste menée au nom de la pureté russe inspirée par l’orthodoxie, afin de lutter contre l’Occident décadent et menaçant. Le patriarche orthodoxe russe Kirill, l’un des théoriciens de ce discours, confirme, bénit, et sacralise une telle manipulation de la foi chrétienne au service de la guerre. Tout en affirmant que « là où est le diable, là aussi est le mensonge » il ose expliquer que « les ennemis (extérieurs) des peuples russes et ukrainiens s’efforcent par tous les moyens de leur insinuer : vous êtes des ennemis, vous devez faire la guerre ». Il évoque « un combat métaphysique au nom du droit de se tenir du côté de la lumière, du côté de la vérité de Dieu, de ce que nous révèlent la lumière du Christ, sa parole, son Évangile ». Devant tant de mensonges, il me faut bien croire que le diable existe ! » Cf. « Guerre en Ukraine, un combat métaphysique disent-ils ! http://www.garriguesetsentiers.org/
- Francis FUKUYAMA : La fin de l’histoire et le dernier Homme, éditions Flammarion, 1992
- Vaclav HAVEL (1936-2011) : Lettre du 31/07/1982 in Lettres à Olga, éditions de l’Aube 1990, page 391
- Jan PATOCKA (1907-1977) est un des principaux philosophes européens du XXe siècle. Il enseigne à la Faculté des lettres de 1936, jusqu’à la fermeture des universités tchèques (1939) par l’occupant nazi. Il est de nouveau professeur entre 1945 et 1949, avant d’être exclu de l’université lors des purges communistes. Il travaille alors dans diverses institutions philosophiques et pédagogiques. Au Centre de recherches pédagogiques, il publie la première édition tchèque du Pansophica de Comenius. Il retrouve un poste à la Faculté de philosophie, en 1968. En 1972, il est mis à la retraite d’office. Ses séminaires « clandestins », animent la vie culturelle de la capitale pragoise, alors atone en raison de la Normalisation en Tchécoslovaquie. En 1977, il signe la Charte 77 et devient, avec Jiří Hájek et Václav Havel, l’un de ses premiers porte-parole. S’ensuit une persécution policière constante. Après un interrogatoire policier particulièrement long, Patocka doit être hospitalisé et meurt d’une hémorragie cérébrale, le 13 mars 1977. Paul Ricœur écrit, Jan Patocka fut « littéralement mis à mort par le pouvoir ». Selon Jorge Semprún, dans son ouvrage Le Mort qu’il faut, les autorités tchécoslovaques ont ordonné la fermeture des fleuristes de Prague le jour de son enterrement, afin de limiter les hommages que pouvait lui rendre la population (Wikipédia). On vient de publier en français ses Carnets philosophiques 1945-1950, éditions Vrin 2021. « En héritier d’Husserl, ce héros de la dissidence tchèque ne cessa jamais de penser le monde par « l’ouverture à ce qui ébranle. Ces Carnets philosophiques couvrent une période décisive dans la cristallisation de son travail » Nicolas Weill : Jan Patocka, sentinelle antitotalitaire, journal Le Monde, 19 novembre 2021
- Vaclav HAVEL : La politique de la conscience, discours lu en son absence lors de la remise du diplôme de docteur honoris causa, à l’université de Toulouse-Le Mirail le 14 mai 1984, in Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, pages 241-242.
- Id. page 243