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6L188 – La vieillesse, ouverture aux paroles primordiales Chronique de Bernard Ginisty du 30 janvier 2022. 

La vieillesse, ouverture aux paroles primordiales

Chronique de Bernard Ginisty du 30 janvier 2022. 

 

Dans un ouvrage assez poignant où il s’interrogeait sur son propre vieillissement, le psychiatre Claude Olivenstein, spécialisé dans les traitements des toxicomanies écrivait ceci : « Il y a deux âges privilégiés pour se préoccuper du sens de la vie : l’adolescence où tout est éveil et puis le moment de la reconnaissance, par l’intime conviction de la naissance de la vieillesse, de son parcours inéluctable » (1). Dans une société qui privilégie les « belles images » des « gagnants », la vieillesse risque d’être vécue comme une succession de pertes. Cela peut entraîner deux types d’écueils : la crispation d’une gérontocratie où l’affirmation du pouvoir devient de plus en plus ubuesque pour compenser les atteintes à l’âge, ou bien, un abandon progressif des échanges sociaux.

Le retentissement de la publication de l’ouvrage du journaliste Victor Castanet, intitulé Les fossoyeurs. Révélations sur le système qui maltraite nos aînés, a conduit les plus hautes autorités de l’État à lancer des « inspections » auprès de certains Établissements d’Hébergements pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) (2). Depuis plusieurs années, des responsables avaient déjà, en vain, attiré l’attention des pouvoirs publics sur des situations qu’ils jugeaient « inacceptables ». Dans une tribune récente intitulée : Le grand âge est notre avenir, prenons en soin dès maintenant, on peut lire le constat suivant : « La pandémie de Covid-19 a mis en évidence les conditions souvent difficiles, voire inacceptables, dans lesquelles exercent les professionnels qui interviennent auprès des personnes âgées, en même temps que la souffrance de ceux dont ils prennent soin » (3). Dès 2018, les professionnels qui accompagnent les personnes très âgées ont lancé un cri d’alarme qui n’a pas été entendu. Et la tribune rappelle les promesses des responsables politiques et les nombreux rapports restés sans suite.

La France compte aujourd’hui 2,6 millions de personnes de 85 ans et plus, et ce nombre va croître de 70% d’ici à 2040. Voilà un « gisement » de profits très prometteur que découvre Victor Castanet :« En s’intéressant aux dérives signalées dans un Ehpad à Neuilly-sur-Seine, l’auteur n’imaginait pas qu’il plongerait à ce point au cœur de ce qu’il appelle le « système Orpea ». A l’en croire, l’obsession de la rentabilité aurait poussé les dirigeants historiques du groupe à imposer des méthodes managériales contestables, à rogner sur les dépenses, à s’arranger pour profiter au mieux de l’argent public, à jongler sans cesse avec les contrats de vacataires. Sans oublier les liens financiers avec des fournisseurs et des apporteurs d’affaires, ou encore une troublante proximité avec des hauts fonctionnaires et des élus. Le tout au nom d’une phrase érigée en dogme dans les réunions d’état-major : « il faut que çà crache » (4).

 

Nos sociétés ne peuvent plus éviter, tant au niveau collectif qu’au niveau personnel, de s’interroger sur nos relations avec la vieillesse et la mort.

Dans son ouvrage intitulé Le Crépuscule de la raison (4), Jean Maisondieu, praticien spécialiste de la maladie d’Alzheimer, s’interroge sur le sens profond de cette maladie qui atteint les sociétés développées. Elle lui apparaît témoigner plus ou moins consciemment ce qu’il appelle un « autruicide » causé par la double injonction contradictoire de nos sociétés : vivre le plus longtemps possible en restant jeune le plus longtemps possible : « Vieillir sans être vieux : un impératif aliénant. La vieillesse-maladie est un exemple flagrant d’autruicide collectif par langage interposé, avec la complicité de la médecine. La prévention demeurant la meilleure défense contre une maladie, il faut absolument éviter d’attraper la vieillesse en prenant de l’âge, et donc rester jeune à tout prix. Problème : non seulement c’est impossible, mais en plus c’est pathogène. S’efforcer de rester jeune quand on est vieux revient à s’interdire d’être une personne de son âge, c’est-à-dire d’être soi-même. Et c’est aliénant. Le sénescent doit se muer en senior luttant victorieusement – et souvent ostensiblement – contre la vieillesse pour la tenir à distance. Bref, il doit se battre contre lui-même, et il le fait pour ne pas être exclu. Ceci jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de cette guerre intestine pour être d’un autre âge que le sien, irrémédiablement coincé dans la multiplicité des double-liens communicationnels qu’engendre l’absurdité de son programme de vie, il perd la tête et devient dément… ou se suicide. (…)La vieillesse et les vieux ne sont pas les bienvenus chez les Occidentaux. Ces derniers peuvent prendre de l’âge. Cela leur est même recommandé : l’accroissement continu de l’espérance de vie représente un titre de gloire pour les sociétés dites « avancées ». Mais s’ils sont ainsi encouragés à vivre longtemps, et s’ils peuvent se procurer toutes sortes de médicaments pour s’efforcer de rester en forme, c’est sous la réserve expresse de ne pas devenir vieux, et encore moins dépendants » (5).

 

Dans un petit ouvrage intitulé Incipit ou le commencement, Maurice Bellet nous indique le chemin des « commencements » :

« Longtemps j’ai attendu, longtemps j’ai espéré. Quelque chose devait surgir, quelqu’un parlerait, nous serions à nouveau portés par le courant.

J’approche de la mort, j’attends encore. 

Il me semble du moins que j’entends enfin ce que j’essaie de dire depuis trente ans, depuis toujours.

Et c’est une chose simple, absolument simple.

Qu’est-ce qui nous reste ? Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre nous qui nous fait hommes.

Car si cela venait à manquer, nous tomberions dans l’abîme, non pas du bestial, mais de l’inhumain ou du déshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait.

Cette mutuelle et primitive reconnaissance, c’est en un sens le banal et l’ordinaire de la vie.

C’est ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être dérisoire, mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre.

C’est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes : quand quelqu’un va mourir (du sida, d’un cancer, de vieillesse) quand quelqu’un, par âge ou accident, est réduit à l’hébétude, ou qu’il se trouve noué dans l’angoisse, ou quand une mère regarde pour la première fois l’enfant qui vient de sortir d’elle.

Alors il arrive qu’un presque rien, la lumière d’un visage, la musique d’une voix, le geste offert d’une main, tout d’un coup disent tout ; et que par exemple cet épuisé qu’on croyait noyé dans l’absence signe, d’un mouvement presque invisible, la présence de la présence.

Parole, primordiale parole où se désigne l’humain de l’humain. Elle peut être sans mots, dans l’aube impalpable du langage. Et si des mots la disent, ils sont chair et esprit, pétris d’une substance qui les exhausse au-dessus du langage ordinaire » (6).

 

  1. Claude OLIVENSTEIN (1933-2008) : Naissance de la vieillesse, éditions Odile Jacob, 1999, page 40.
  2. Victor CASTANET : Les fossoyeurs, éditions Fayard, 2022. Le journal Le Monde du 25 janvier a publié, pages 24 et 25, de « bonnes feuilles » de cet ouvrage
  3. Tribune publiée par le journal Le Monde du 22 juin 2021, page 25. Parmi les signataires  Catherine BARBAROUX, membre du bureau exécutif de la République en marche ; Dominique BUSSEREAU, président de l’Assemblée des départements de France ; Morgan CAILLAULT, président de l’intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale ; Pascal CHAMPVERT, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées ; Jean-Baptiste DE FOUCAULD ; ancien commissaire au plan ; Anne-Sophie DESAULLE, présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne ; Jeanne DUPONT DEGUINE, vice-présidente de l’association nationale des étudiants en médecine ; Louis GALLOIS, ancien président de la Fédération des acteurs de la solidarité ; Yannick MOREAU, ancienne présidente du Conseil d’orientation des retraites ; Jacky RICHARD, coordinateur du Pacte civique, Frédéric VALLETOUX, président de la Fédération Hospitalière de France.
  4. Philippe BROUSSARD : Un livre qui ouvre un débat nécessaire, in Le Monde, 15/01/22.
  5. Jean MAISONDIEU : L’autruicide, un problème éthique méconnu,   revue Laennec 2010/1 (Tome 58). Il est l’auteur de l’ouvrage : Le crépuscule de la raison, éditions Bayard 2018
  6. Maurice BELLET (1923-2018) : Incipit ou le commencement, éditions Desclée de Brouwer 1992, pages 7-10

A propos Régis Moreira

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