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5L186 Abdennour Bidar prophète de l’âme

Par Patrice Obert 

Membre du comité directeur de la Fraternité d’Abraham 

Président de Écritures et Spiritualités et des Poissons Roses 

Abdennour Bidar promène avec simplicité sa carrure de rugbyman.

Grand admirateur du Clermont Université Club, il garde de sa pratique de  ce sport le goût de la persévérance, l’audace de la percée, le sens  du collectif. Il peut être déroutant de voir cet homme trapu développer avec  brio ses réflexions intellectuelles et s’adresser, à celles et ceux qui viennent  l’écouter, avec une étonnante fraîcheur de ton et l’envie de transmettre ses  convictions et de leur parler du fond du cœur. On ne sort jamais indemne d’une conférence d’Abdennour Bidar.

Je n’ai pas la prétention de brosser un portrait exhaustif de ce philosophe, ancien élève de l’ENS, croyant musulman et soufi, essayiste, par ailleurs Inspecteur général de l’Education nationale, plus spécialement chargé de la question de la laïcité au Ministère de l’Education nationale.

Depuis 2004, Abdennour Bidar trace un même sillon en s’adressant à ses frères musulmans et à ses frères occidentaux. Il se définit en effet par l’appartenance à deux cultures, l’islam de sa famille, l’Occident de son  éducation et de sa langue. Il parle de lui comme d’un « isthme entre les deux mers de l’Orient et de l’Occident ». Avant l’année 2015, ensanglantée par les attentats de janvier (Charlie-Hebdo) et de novembre (Bataclan), il  interroge ses coreligionnaires dans plusieurs ouvrages, « un islam pour notre temps » (2004), « Self-Islam, histoire d’un islam personnel »1 (2006),  « l’islam sans soumission »  (2008). Mais son propos prend de l’ampleur après le choc terrible de cette année-là. Dès janvier, il publie une « Lettre ouverte au monde musulman », puis élargit son appel avec son « Plaidoyer pour la fraternité ». Inlassablement il revient à la charge, tisserand  de l’espérance, jusqu’à faire paraître un drôle de poème épique en prose en 2021 « Révolution spirituelle »  suivi la même année d’un essai au titre  surprenant « Génie de la France ».

Que nous dit-il ? Nous vivons une phase de transition qui doit nous mener vers  une civilisation humaine de la fraternité universelle, car l’humain a été créé pour être lui-même créateur dans une relation « à l’infini qu’il porte en lui-même et qui l’attend au-delà de lui-même ». Cet accouchement est difficile car il doit prendre acte que nos deux civilisations sont moribondes. L’une et l’autre, en miroir, ont perverti ce lien. L’Occident l’a coupé en nous mettant face au néant. Il ne nous offre plus qu’un univers de consommation, matériel, dominé par l’argent et la technique. L’islam a utilisé ce lien pour ligoter les musulmans dans une « religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive ». Ce qu’il résume dans une formule lapidaire « tandis que l’Occident a tranché le lien sacré entre l’homme et l’infini, toi [cher monde musulman], tu étrangles l’homme avec ce même lien de l’infini ». Les occidentaux accusent l’islam d’avoir mis en place un système de soumission, les musulmans accusent l’Occident d’avoir basculé dans le matérialisme.

Or le secret de l’islam, selon Abdennour Bidar, est d’avoir fait de chaque être humain le khalife de Dieu sur Terre. Mais l’islam est devenu une « religion politique, sociale, morale, devant régner comme un tyran aussi bien sur l’Etat que sur la vie civile, aussi bien dans la rue et dans la maison qu’à l’intérieur même de chaque conscience ». Quant à l’Occident, s’il a apporté les droits de l’homme, le progrès scientifique et la sortie de la religion, il s’est dévoyé dans un hymne à l’individu, méconnaissant cet enseignement de toutes les sagesses, un être humain n’est rien sans les autres. Comme l’Occident « ne connaissait plus rien à la magie du lien sacré, celle-ci s’est  retournée contre lui en fabriquant aussitôt des liens diaboliques : [ceux] de l’aliénation des masses aux fascismes et aux totalitarismes du XXème siècle,  les liens de servitude au capitalisme puis au libéralisme ».

Une mission l’obsède : comment éclairer les chemins du présent en rendant vivant nos héritages ? Comment relire nos traditions spirituelles comme des ressources infinies capables de nous aider aujourd’hui ?

Il faut sortir des sentiers communs. Ainsi, l’alternative l’islam est incompatible avec la Modernité/ l’islam est parfaitement compatible avec elle, est mortifère. Revenir au texte et les confronter à la vie, aux pensées contemporaines. Abdennour Bidar confirme cette évidence trop souvent oubliée : un texte religieux ne vaut que par la lecture qu’en font les contemporains.  Quelle lecture font du Coran les musulmans d’aujourd’hui ? Ceci vaut pour  tous les croyants.

Quant à nous, occidentaux, fils des Lumières, nous devons prendre conscience que la Modernité a oublié, méprisé la dimension spirituelle de l’être humain. Nos systèmes politiques, économiques, intellectuels enferment l’individu dans des fonctions matérielles de production et de consommation et étouffent son âme. L’âme… Il y a bien longtemps que nous n’avions pas entendu parler d’elle. Particulièrement dans notre France, si originale avec son taux de non-croyants atteignant désormais près de 50% de la population. Catherine Challier, philosophe spécialiste d’Emmanuel Lévinas, n’écrit-elle pas, dans son récent ouvrage « Comme une clarté furtive – Naître, Mourir », « de tels propos paraissent relever de spéculations  d’un autre âge et le mot même d’« âme » a perdu de son aura pour beaucoup de gens ». Cette âme de notre pays, Abdennour Bidar cherche à la cerner  dans son dernier livre « Génie de la France ». Il la voit dans notre quête d’une « spiritualité laïque », qu’il définit d’une façon originale dans la mesure où elle nous orienterait vers une nouvelle alliance du spirituel et du politique. Laïcité comme double ascèse : une ascèse individuelle de chacun (face à  la paresse ou la lâcheté de sa pensée, aux illusions et aux vanités de son  ego) et une ascèse de l’Etat, qui doit faire respecter la neutralité de l’Etat.

Notre époque se caractérise selon moi par de multiples signes désespérants (inutile de revenir sur tous les maux qui nous accablent et font le lit de l’actualité) et de non moins nombreux signaux faibles, qui témoignent  qu’un monde nouveau est en germe, à bas bruit. Au cœur de cette renaissance silencieuse, la redécouverte de la « personne reliée » témoigne  de la nécessité, et de l’évidence, de tisser des liens, entre nous, humains, entre nous et la création, entre nous et cette transcendance qui nous dépasse. Autrement dit, pour reprendre l’expression d’Abdennour Bidar, de prendre soin des « trois liens d’or : le lien à soi, le lien à autrui, le lien à  l’univers : intériorité, fraternité, unité ». Je me retrouve pleinement dans la  démarche d’Abdennour Bidar. Dès 2006, j’ai cherché dans un essai consacré  à « Modernité et monothéismes » à identifier le rapport compliqué entre notre modernité et les trois branches monothéistes, m’interrogeant – sans  doute de façon maladroite – sur la signification historique et théologique  de l’apparition successive de ces trois religions qui n’en finissent pas de se « réveiller » l’une l’autre et d’apporter à notre monde l’appel, ou le rappel, que notre univers n’est pas que matière. Abdennour Bidar nous invite à retrouver en nous-même le vide par une pratique spirituelle quotidienne de la méditation et de la prière, ce vide qui seul peut nous mettre en tension avec le Tout-Autre et nous redonner de « l’altitude ».

Face au morcellement spirituel contemporain, aux ébranlements de nos religions comme institutions, aux interrogations majeures de nos sociétés,  aux impasses enfin auxquelles se confronte une globalisation mercantile, la relecture des écrits du monothéismes, Bible, Evangiles,Coran mais aussi des grands textes des traditions et sagesses orientales est, selon Abdennour Bidar, une clé capable de nous ouvrir le vocabulaire de la promesse et de  l’eschatologie, la compréhension du « il va se passer des événements… ». Toutes nos civilisations, y compris l’Inde et la Chine « vont devoir entrer à  leur tour dans cette humble logique de la contribution globale, du partage mondial de leurs crises, de leurs maladies et de leurs remèdes ».

Abdennour Bidar s’engage personnellement, non seulement par ses écrits, dans lesquels il ose se confier sur son enfance et ses expériences mystiques, mais aussi en fondant, dès août 2015, avec la psychologue Inès Weber, le  Sésame, un centre de culture spirituelle où athées, agnostiques, croyants de toutes confessions peuvent venir vivre et partager ensemble leurs grandes questions de sens, sans frontières, sans dogmes et sans hiérarchie, en se nourrissant aux héritages des traditions de sagesse – philosophique, mythologique, religieuse, mystique, poétique – d’Orient et d’Occident.

Abdennour Bidar reste ouvert aux critiques que tels ou tels aspects de son œuvre peuvent susciter, sur son analyse du sacré, sa conception d’une « spiritualité laïque » ou le risque d’un syncrétisme ou d’un relativisme. Il n’en  reste pas moins une voix particulière, exigeante et bienveillante, à beaucoup d’égards prophétique, par laquelle il nous invite à réinterpréter sans nous  lasser les textes anciens en les confrontant au monde contemporain afin qu’ils nous aident à donner du sens au monde et à surmonter nos peurs.

 

A propos Régis Moreira

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