POUR RETROUVER UN SOUFFLE SOLIDAIRE
Christophe Devys et Matthieu Angotti
Revue Esprit – Mai 2021
Entre 1945 et le début des années 2000, la pauvreté en France n’a cessé de reculer. Le taux de pauvreté, communément admis comme la part des Français dont les ressources sont inférieures à 60 % du revenu médian, est ainsi passé de 18 à 12,5 % entre 1970 et 2003, avec deux périodes de forte baisse : les années 1970 et la période 1995-2003. Mais depuis plus de quinze ans, le taux de pauvreté a au mieux stagné, au pire augmenté, notamment sous l’effet de la crise de 2008. Depuis 2010, il reste bloqué au-dessus de 14% frôlant les 15 % en 2018 (dernière statistique stabilisée) avec aujourd’hui le risque d’un accroissement sensible du fait de la crise sanitaire.
Solidarité collective
Certes, la baisse historique de la pauvreté, jusqu’au début des années 2000, est d’abord la conséquence de la reconstruction économique, puis de la croissance des Trente Glorieuses. Mais elle est aussi le fruit d’une approche sociale, portée par des gouvernements de droite comme de gauche, de la lutte contre la pauvreté, héritée entre autres du solidarisme de la fin du XIXe siècle et du Conseil national de la Résistance (CNR), et illustrée en leur temps par l’action et la parole de l’abbé Pierre et de Joseph Wresinski. On s’efforce alors de penser la lutte contre la pauvreté à partir du point de vue de ceux qui la vivement durablement ou épisodiquement. On estime que vivre en situation de pauvreté relève en grande partie des déterminismes sociaux, liés aux conditions de naissance et de vie, ainsi qu’à des mécanismes économiques qui tendent à, sans régulation, à l’accumulation des richesses entre les mains de quelques-uns. Cette approche promeut le recours à des droits universels et garantis par la loi, par opposition à des dispositifs éphémères, contingentés ou dépendant de la générosité de quelques-uns. Une fois acquis, ces droits sociaux sont de nature à provoquer des effets systémiques à long terme, contre les inégalités. C’est ainsi que la mise en place de notre système de retraite, accompagnée de la création du minimum vieillesse, a fortement réduit la pauvreté des personnes âgées, encore considérable au début des années 1970.
Pour tous alors, l’éradication de la pauvreté est un impératif de solidarité, un objectif majeur de politique publique, au même titre que la justice, la culture, l’éducation et la sécurité, qui doit bénéficier de ressources tirées de contributions des citoyens, à hauteur des moyens nécessaires. De plus, cet objectif apparaît atteignable : aucun des parlementaires qui ont voté la création du revenu minimum d’insertion en 1988 n’aurait pu imaginer que la France compterait encore près de 10 millions de pauvres en 2020.
Responsabilité individuelle
Cette approche sociale rompait avec l’approche classique de la pauvreté, incarnée par des mouvements caritatifs confessionnels et quelques industriels philanthropes, qui a dominé le champ de la solidarité jusqu’au début du XXème siècle. Selon, cette approche pensée par ceux qui ne vivent pas la pauvreté, qui ne l’observent souvent que de loin, le fait de vivre en situation de pauvreté résulte du choix de chacun, en fonction de sa personnalité et de ses faiblesses: demeurer en situation de pauvreté, comme en sortir, relève de la responsabilité individuelle, celle par exemple, de trouver un emploi quel qu’il soit. Cette vision essentialiste de la pauvreté reprend force aujourd’hui. Le consensus social sur la solidarité s’est brisé.
La persistance d’une pauvreté de masse dans une démocratie moderne reste pourtant un scandale. Aucun responsable politique, aucune figure intellectuelle n’oublie de s’insurger contre le fait que 10 millions de Français vivent sous le seuil de la pauvreté. Comment comprendre alors que rien ne soit réellement entrepris pour renouer avec la baisse de pauvreté, interrompue en 2003-2004 ? Aujourd’hui, au mitan de la crise sanitaire et sociale, on en est à se réjouir que la pauvreté n’ait pas trop augmenté. On parle en effet d’une croissance du nombre d’allocataires du RSA « limitée à 10 % », en oubliant les drames familiaux que ce chiffre recouvre, en esquivant les situations de pauvreté qui, comme celles des étudiants et des migrants, échappent aux statistiques, et en abandonnant jusqu’à l’objectif de réduire la pauvreté.
Depuis les discussions sur la mise en place du RSA en 2008, l’approche classique (désormais néo-classique) regagne du terrain, nourrie par les postures surplombantes des élites économiques, entre compassion et condescendance à l’égard des pauvres. Si l’on accepte les mécanismes de solidarité, c’est avec de multiples réserves, comme s’il convenait au passage d’éduquer les plus précaires : incitations au travail, contreparties aux aides et allocations, stricte limitation de l’accès aux minima sociaux pour les 18-25 ans. On dénonce en outre la gestion publique de la solidarité, considérant que les droits à l’assistance sont dévoyés en assistanat, que l’administration publique des dispositifs est peu performante et que les coûts des filets de sécurité sont exorbitants. Même face à une crise sanitaire de grande ampleur, on privilégie des aides ponctuelles sur le renforcement des droits.
Même face à une crise sanitaire de grande ampleur, on privilégie des aides ponctuelles sur le renforcement des droits.
Il est devenu de bon ton de critiquer le revenu minimum garanti par la société, le RMI devenu « RSA-socle », et d’en stigmatiser les bénéficiaires, comme les travailleurs sociaux qui les accompagnent, en raison des faibles taux de contractualisation et de retour à l’emploi. On se sert même de cet argument pour ne pas accorder aux jeunes précaires ce « mauvais » dispositif. On oublie que les moyens dédiés à l’accueil et à l’accompagnement des allocataires sont devenus misérables, à la suite notamment de la décentralisation de la charge du versement du RMI-RSA vers les départements qui ont rapidement vu leurs dépenses exploser, sans dynamique de ressources pour y faire face. On l’oublie et on ne le corrige pas, parce que cela ne compte plus : selon la doxa néo-classique, les bénéficiaires doivent s’en tirer seuls.
Au total, notre société apparaît aujourd’hui bien moins solidaire qu’à l’époque de la création du RMI. En 1988, le montant du RMI représentait 50% du SMIC. Aujourd’hui, lorsqu’on compare le montant du RSA-socle aux revenus d’un salarié rémunéré au SMIC, en intégrant la prime d’activité, on est sensiblement en dessous de 40 %. Malgré les faits, les chiffres et les cris d’alarme des associations, on a abandonné l’idée de faire du recul de la pauvreté un sujet majeur de progrès social et démocratique relevant de la responsabilité collective.
Retrouver le souffle solidaire
Mais ce n’est pas une fatalité. Nous pourrions retrouver, à l’aube de la sortie de crise sanitaire, le souffle de l’abbé Pierre, des membres du CNR, des gaullistes sociaux, de la gauche fidèle à ses valeurs de justice et d’émancipation. Cela passe d’abord par un changement radical de discours sur l’expérience de la pauvreté, pour en écarter les stigmates et la culpabilité individuelle, en affichant au contraire un soutien indéfectible de la puissance publique aux personnes concernées, justifiant du même coup les investissements permis par la solidarité nationale.
Plutôt que de stigmatiser l’aide sociale, nous pourrions lui redonner son sens et, en particulier, souligner la force du RSA, malgré les limites des moyens dédiés à l’accompagnement. Il a notamment permis d’éviter une explosion de la pauvreté lors de la crise sanitaire. Plus que jamais, la revalorisation du RSA est une nécessité, d’abord pour permettre aux allocataires de vivre un peu plus dignement, mais aussi parce que, comme le souligne Esther Duflo, les personnes pauvres ont plus de chances de retrouver un emploi lorsqu’elles ont des revenus qui les soutiennent durant leurs années de vulnérabilité.
Retrouver le souffle qui avait conduit à la baisse remarquable de la pauvreté passe aussi par de nouveaux droits garantis par la loi, notamment un droit opposable à l’accueil social inconditionnel, à l’accompagnement socio-professionnel et au non-abandon, ainsi qu’un droit à un revenu minimal décent dès 18 ans. Ces droits doivent contribuer à rendre l’expérience de la pauvreté moins douloureuse et moins durable, sur la base de parcours fondés sur la considération pour les personnes concernées, leurs capacités, leurs désirs, leur aptitude irréductible à faire société.
Enfin, il convient de réorganiser l’État-providence autour de la coopération territoriale et le recours à l’expertise des citoyens. Pour améliorer la cohérence et l’efficacité en proximité des politiques sociales, les institutions locales doivent bénéficier de nouvelles marges de manœuvre accordées par l’État central, mais aussi s’ouvrir aux approches territoriales globales, avec la définition d’objectifs partagés et la recherche de la cohérence dans l’action. Elles doivent en outre miser sur l’expérience et l’expertise des citoyens, en développant localement la culture de l’engagement et de la participation, sur la base de savoir-faire et de compétences encore largement absents des parcours dans la fonction publique.
Cette vision n’est pas nostalgique : démocratique et réformatrice, elle espère un nouveau souffle solidaire pour retrouver collectivement le sens du progrès social.
1 -Voir Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, Seuil, 2021.