Une parole libératrice des cléricalismes intellectuels et institutionnels.
Chronique de Bernard Ginisty du 10 novembre 2021
Dans notre époque où le bavardage médiatique sature l’espace public et où le « buzz » créé par un propos tenu sur un réseau social devient un critère de vérité, où trouver une parole signifiante ? Mais comment aussi échapper au mutisme de toutes les peurs et les lâchetés, dont un des derniers exemples est décrit dans le récent rapport de la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Église catholique (CIASE) ? Deux attitudes qui paralysent la circulation d’une parole authentique entre les hommes : le mutisme qui traduit le plus souvent la peur ou le rejet d’autrui et le bavardage devenu un business des médias.
Il est important de bien distinguer le silence du mutisme comme l’analyse Christian Montfalcon : « Le silence respecte la parole, celle de Dieu, des humains et… de la nature, car elle aussi a quelque chose à dire. Le silence est action et apaisement, il ouvre à l’altérité. Offrande et pas du tout repli, prélude à toute cantate, le silence veille à ne rien laisser perdre : il donne du poids à la moindre conversation- il imprègne de réflexion les mots jetés spontanément, il calme les bavards, freine les logorrhées, il permet de conserver à l’intime de soi-même la confidence d’autrui ; l’humilité lui donne sa taille, la charité sa force souriante et débonnaire, le silence crée un bon climat de fécondité, il soutient l’action de grâce, il est en gésine de la réplique douce et audacieuse, il étouffe le bavardage.
Le mutisme est à l’opposé du silence. Il enferme, sans discussion, il clôt le débat, il mure en soi-même, tue le dialogue, alourdit l’atmosphère, la rend irrespirable. Il asphyxie les mots qui meurent avant d’être proférés. Il me semble que dans l’Évangile la guérison des muets nous pousse à implorer le Christ pour qu’il nous délivre de nos mutismes. Quand je réfléchis, j’en découvre de nombreuses sortes qui ravagent les relations dans tous les groupes humains. Dans les familles, les formations politiques, les syndicats, les communautés religieuses, les associations de toutes sortes, les équipes hiérarchiques… les bouderies exacerbées parasitent la communication de ceux qui se réunissent en principe pour se concerter. Oui, rien de plus calamiteux que le mutisme (1).
L’Église catholique de France est en train de vivre un de ces moments de libération du bavardage et du mutisme institutionnel. Rendant compte de la récente réunion plénière de l’épiscopat français pour tirer les conséquences du rapport de la CIASE, son président, Éric de Moulins-Beaufort déclarait « Nous avons péché ces dernières années dans la tentation de traiter ces cas uniquement en interne, entre nous. Nous avons compris que nous ne pouvions progresser sans le regard des autres et de la société », Il témoigne d’une « révolution intérieure accomplie par les évêques au cours de cette assemblée. Sans le vouloir, nous étions complices, (…) nous passions du temps à (…) lancer des procédures, à trembler en nous demandant ce que tel prêtre pouvait faire ou non, à redouter que quelqu’un se mette à parler encore, à recevoir des personnes victimes et à découvrir des taches nouvelles sur la réputation de tel prêtre ou tel laïc agissant dans l’Église », a-t-il indiqué. Avant d’admettre : « Nous avons compris qu’il fallait le dire plus nettement, sans nous inquiéter des conséquences de tous ordres. »
Lui-même a fait part de son propre cheminement spirituel. « J’ai pris conscience pour ma part que je pouvais progresser dans ma disponibilité aux personnes en précarité et dans mon attention à la sagesse et pas seulement à la clameur dont elles sont porteuses », a-t-il dit. Cette reconnaissance a marqué pour les évêques une « libération ». « Nous sommes libérés de pouvoir manifester que notre Église, celle à laquelle nous appartenons et que nous voulons servir, ne peut pas être une institution préoccupée d’elle-même, engoncée dans l’autoglorification. » (2).
C’est par l’attention à la parole des plus faibles, des victimes, des exclus que nous pourrons échapper aux cléricalismes intellectuels et institutionnels qui sont des obstacles majeurs à l’accueil de la parole libératrice de l’Évangile.
- Christian MONTFALCON (texte écrit en 1999) publié sur le site Garrigues et Sentiers, 28 avril 2013. Il détaille ainsi les différentes sortes de mutismes :«Plusieurs catégories, cousines germaines entre-elles, paralysent les échanges au sein d’un groupe : Le mutisme de paresse : peur d’avoir trop à parler et de se fatiguer à expliquer sa pensée, le mutisme de déception : « à quoi bon prendre la parole, ce que je pense n’est pas important », le mutisme de lâcheté : prendre position est vraiment trop dangereux, le mutisme d’orgueil : « “ ils ” sont trop sots, “ ils ” ne comprendront pas », le mutisme hiérarchique : parler à ses subordonnés leur donne des armes contre le pouvoir, le mutisme de rage : la rancœur envahit l’être et assèche la parole, le mutisme de la jalousie : il sèche la bouche et épaissit la langue, le mutisme de défiance de soi : « je n’ai rien à dire d’intéressant ! ». Il y a sans doute beaucoup d’autres manières de sombrer dans le piège du mutisme tendu par le diable pour semer la division, pour détruire la dynamique populaire, pour ratatiner les consciences, pour contrecarrer l’offrande de soi. Le Christ a fait parler les “muets” : Seigneur délivre-nous de la fermeture qui tient captive la parole, véritable bien commun de l’humanité
- Céline HOYEAU : Abus sexuels. Révolution intérieure et décisions historiques pour les évêques français, site du journal La Croix du 8 novembre 2021