Atelier : Pour un numérique au service de la démocratie (animé par Bruno Dufay avec la participation de Patrice Martin-Lalande)
Préambule : Les difficultés que traversent les démocraties occidentales sont nombreuses et découlent de multiples facteurs. Nous avons choisi de nous intéresser au numérique car il a fait une entrée fracassante dans la vie individuelle et collective. Ce succès rapide est inédit dans l’histoire des technologies ; il s’explique par les multiples services qu’il rend et par une sorte de fascination qu’éprouvent leurs utilisateurs. Les individualistes, que nous sommes tous au sens sociologique du terme, attendaient des outils de ce type pour exister plus fortement en tant qu’individu ; en retour le numérique a accéléré la montée de l’individualisme, faisant passer au second plan les sujets d’intérêt collectif chez beaucoup de personnes, ce que Tocqueville, H. Arendt et beaucoup d’autres avaient prédit en leur temps. Cette spirale individualisme – numérique rend les individus indifférents à la politique et fait le lit des totalitarismes. En conséquence la démocratie est déstabilisée, tout comme les religions, l’école et les familles. Or la démocratie a besoin d’ouverture aux autres, de sens de l’intérêt général, d’une volonté de participer au choix du destin collectif, d’une conscience élargie… ce qui revient à dire qu’elle a besoin d’une élévation spirituelle. Maîtriser son individualisme, apprivoiser le numérique, exercer sa responsabilité de citoyen, aimer la démocratie, développer son altruisme et sa spiritualité ne sont-ils pas des efforts collectifs et individuels qui se rejoignent ?
Problématique globale :
Le numérique étant, à la fois, un atout (1) et une menace (2) pour la démocratie, seule la démocratie rendra le numérique respectueux du bien commun (3).
Pour qu’une démocratie existe, il faut notamment :
-des élections
-des délibérations publiques
-des décisions
-une reddition régulière des comptes.
1-LE NUMÉRIQUE EST UN ATOUT POUR LA DÉMOCRATIE :
–sur le plan général de la démocratie, le numérique permet :
-à chaque citoyen de devenir – librement et sans contrainte matérielle lourde- émetteur et récepteur de toute info politique
-donc une meilleure (une plus large ?) information générale et politique de tout citoyen
-l’existence d’un espace de débat et de mobilisation pour les actions collectives
-la contestation démocratique et pacifique du pouvoir en place
-pour l’élection :
-le numérique permet une campagne multi supports, interactive, moins coûteuse donc favorisant une certaine égalité entre les candidats, au bénéfice notamment des nouveaux candidats face aux sortants.
-le numérique permet une participation électorale plus facile dans certaines circonstances (ex : élections en ligne – par les Français de l’étranger – des conseillers – qui éliront les sénateurs représentant ces Français – ; et élection en ligne des députés représentant les Français de l’étranger)
-pour la délibération :
-le partage de l’info permis par le numérique peut conduire les citoyens à une meilleure prise de conscience de la communauté de destin, de l’interdépendance généralisée dans notre société, du bénéfice de l’action collective…
-le numérique apporte une accessibilité sans limite et donc une diversité de connaissances et d’expertises sans précédent pour les décideurs. Il faut espérer que la meilleure vision de la complexité de la société ne rende pas plus difficile le choix politique (et sa compréhension par l’opinion publique…) ou ne pousse pas à s’en remettre aux algorithmes…
-le numérique peut permettre une participation citoyenne au débat contradictoire préparant la décision. (Ex : proposition de loi instaurant l’obligation d’une consultation en ligne ouverte à tous les citoyens avant le vote de tout texte de loi : « le débat législatif citoyen »).
-la participation citoyenne permise par le numérique ne suffira cependant pas à résoudre la crise de confiance envers la représentation.
D’abord parce que la source principale de la crise de confiance est le sentiment que l’action publique est inefficace. Le numérique peut-il rendre plus efficace l’action publique ? En gardant quel contrôle démocratique sur les algorithmes et l’utilisation des « Big Data » ?
–pour la décision publique :
-la quantité (Big Data…) et la qualité (capacité de calcul, temps réel, multiplicité des facteurs pris en compte, croisement…) des infos disponibles pour décider sont considérablement développées
-le numérique permet une gestion plus optimale des biens collectifs (ex « Smart Cities »…)
-quelle place attribuer aux algorithmes dans la décision publique : aides ou substituts à la décision politique ?
–pour la reddition régulière des comptes :
– l’internet permet la dénonciation plus efficace des abus (lanceurs d’alerte…)
– il favorise la transparence et l’accessibilité de tous aux sources d’information
-il donne aux décideurs tous les outils pour rendre compte de leur action, directement et régulièrement -en dehors des campagnes électorales- aux électeurs, pour recevoir leurs commentaires, pour être soumis à la critique des autres décideurs et des médias
-il permet aux électeurs de dialoguer sur ce compte-rendu pour élaborer des contre-propositions, voire un projet global
-la reddition de compte impose un suivi permanent des résultats de l’action, avec des indicateurs acceptés par tous. Donc une meilleure évaluation de l’efficacité de l’action publique et, si besoin, une correction plus rapide de la trajectoire. L’efficacité étant la source principale de la défiance – et de sa traduction par l’abstention -, cette évaluation transparente et continue constitue un atout majeur pour le renforcement de la démocratie (représentative comme directe)
2-LE NUMÉRIQUE EST UNE MENACE POUR LA DÉMOCRATIE
Les démocraties n’ont pas réussi à imaginer une vision politique de la société à l’heure du numérique qui défendrait les valeurs et la gouvernance démocratique.
-les menaces au plan général de la démocratie :
-le numérique ouvre un nouveau champ de la géopolitique : le « territoire » digital, encore dépourvu d’autorités de régulation efficace, mais qui est un nouveau terrain d’affrontement des États
-la cyberguerre et la cybercriminalité – qui nécessitent peu de moyens et peu d’hommes – peuvent désorganiser ou anéantir des États (propagande et désinformation, espionnage politique ou industriel, arrêt ou sabotage des équipements de défense, attaques des infrastructures sensibles…). Cette vulnérabilité des sociétés au numérique va encore s’accroître avec la multiplication des objets connectés (internet des objets), des terminaux nomades (télétravail) et des espaces de stockage (clouds)
-le numérique fait craindre que le pouvoir des géants de l’internet (qui ont fait main basse sur les données et qui influencent nos comportements) ne remplace le pouvoir politique : négation absolue de la démocratie…
-le numérique peut faire naître une société de surveillance, de veille informationnelle généralisée
-le numérique est le pire agent de totalitarisme en donnant un outil de contrôle quasi-absolu aux dictatures
-l’accès au numérique reste encore inégalitaire (fracture numérique aux plans géographique, social, culturel ou générationnel…)
-le numérique remet en cause des droits de l’homme essentiels (droit au respect de la vie privée…)
-le numérique permet, en toute liberté, la diffusion – sans aucune « barrière à l’entrée », et immédiate – d’une information mensongère (« infox »; complotisme ) et des idées antidémocratiques ( négationnismes, propagande djihadiste…)
-le numérique permet l’intrusion d’autres pays dans les affaires politiques (Présidentielle Trump; Brexit…)
-les réseaux sociaux agissent souvent comme des « désintégrateurs » des valeurs communes.
-pour les utilisateurs des réseaux sociaux, la dynamique de réputation l’emporte sur la dynamique de groupe.
-l’omniprésence du numérique rend très difficile l’exercice de la liberté d’être déconnecté.
– la menace de déstabilisation des élections :
-l’efficacité du pouvoir de contestation via le numérique peut rendre moins attirant le recours aux élections pour obtenir un changement de politique
-le risque d’intrusion étrangère pendant la campagne : soit faire gagner un candidat qui n’aurait pas gagné sans l’intervention étrangère sur les réseaux ; soit -plus grave encore- faire en sorte que les citoyens n’aient plus confiance dans leur système démocratique.
-au moment du vote en ligne :
-le risque de pression sur le votant : il n’existe pas « d’isoloir électronique » !
-le risque de fraude électorale en ligne
-la menace de déstabilisation de la délibération
–une fragilisation de l’espace public : l’internet peut déstabiliser la démocratie car « le numérique est porteur d’idéologies dont aucune n’est spontanément favorable à la démocratie
-l’internet libertaire et anarchiste des débuts en Californie ;
-le Web, aristocratique (ou censitaire) car fondé sur la popularité ou le référencement ;
-le Web 2.0 dans lequel les réseaux sociaux orientent dans une logique communautarisme » ( Tavoillot).
-la menace de déstabilisation de la décision publique
-Le risque majeur semble être que les algorithmes se substituent aux décideurs politiques pour fixer la norme.
-risque double de reproduire l’existant, en prolongeant ce qui recensé par les « Big Data » ;
-risque de manque de contrôle démocratique sur ceux qui décident du contenu des algorithmes
-la menace pour la reddition régulière des comptes ?
À priori, pas de menace car le numérique permet une transparence, un croisement des informations, une multiplicité de sources qui favorisent et imposent de rendre des comptes.
3-SEULE LA DÉMOCRATIE RENDRA LE NUMÉRIQUE RESPECTUEUX DU BIEN COMMUN.
« Rien à faire ? ».
Le numérique se traduit souvent par la domination de l’homme par les machines et par les géants oligopolistiques du numérique. Le numérique désintègre des inégalités existantes mais il en génère d’autres
Il y a des très lourdes tendances (oligopoles accaparant toute innovation, menaces sur la vie privée, cyber-criminalité …) mais il n’y a pas de déterminisme irréversible en matière de numérique.
La démocratie exige que les humains puissent décider librement de ce qui parait acceptable ou pas, et puissent choisir les utilisations du numérique qui seront les plus bénéfiques pour chacun. Ce qui conduit aux problématiques de formations tout au long de la vie.
Il faut (re)donner, dans nos démocraties, le pouvoir au politique sur les choix stratégiques, et adopter une éthique du numérique. Il faut se doter, notamment au niveau de la recherche, des moyens d’anticiper les évolutions pour permettre un débat, une orientation et un contrôle démocratiques vers les solutions les plus bénéfiques au plan collectif. Il est vrai que l’effervescence permanente du numérique rend l’exercice redoutablement difficile !!
Mais l’autre solution, c’est de subir…
Il y a nécessité de réguler le numérique pour qu’il serve le plus grand nombre.
La mise en place d’une gouvernance mondiale se heurte à beaucoup d’obstacles puisqu’elle intervient dans un domaine en perpétuel devenir et hors de portée des pouvoirs territoriaux caractéristiques des États classiques. Face aux « algorithmes qui recommandent, microciblent et manipulent », « nous avons besoin de lois qui arriment la collecte de données aux droits fondamentaux et l’utilisation de ces données à l’intérêt général : elles doivent répondre aux besoins réels des personnes et des populations ». « Un cadre européen permettrait d’asseoir l’autorité de la démocratie sur les boîtes noires des activités internes des principales plateformes ». (Shoshana Zuboff) L’Union Européenne a montré qu’elle pouvait faire avancer les standards numériques (RGPD, imposition des géants de l’internet dans le cadre de l’OCDE.)
La régulation du numérique peut s’exercer à plusieurs niveaux :
-individuel ou familial
-étatique
-international
Quelques exemples de régulations à développer :
-la régulation anti-oligopole : UE, USA
-la protection des données personnelles : CNIL, Union Européenne et RGPD/ USA
-le paiement des impôts en fonction de l’activité réalisée dans le pays
-la responsabilisation éditoriale des GAFA : la pression exercée sur les GAFA commence à porter ses fruits. Apple a fait des gestes
-la labellisation et l’auto-régulation des e-médias
-l’armement des États pour lutter dans la cyber-guerre
-la transparence des choix régissant les algorithmes utilisés pour les décisions publiques. Les algorithmes doivent rester des « aides » à la décision publique, et ne pas devenir des « substituts » à la décision.
-le rôle des « consommateurs » numériques : comme dans la consommation physique, les associations de consommateurs doivent rééquilibrer le rapport de force en permettant l’information neutre et la défense collective. Le refus des consommateurs fait reculer les géants du numérique.
-le coût d’entrée de l’expression des contestations a beaucoup baissé grâce à la place prise par les réseaux sociaux. Mais il faut retrouver la place perdue par les partis politiques et les syndicats pour agréger ces rejets en projets
4-SEULE UNE DEMARCHE INDIVIDUELLE HUMANISERA LE NUMÉRIQUE ET SAUVERA LA DÉMOCRATIE.
Des lois, des régulations, des technologies nouvelles n’apporteront pas de solution si chaque individu ne prend pas conscience des enjeux et de sa responsabilité. Une sorte de transformation individuelle est indispensable pour qu’un nouveau contrat social incluant démocratie et numérique se mette en place.
La « e-démocratie » nécessite un apprentissage de l’échange, de la réciprocité et de la coopération. Rien ne remplace la rencontre et le débat entre personnes qui se respectent et s’écoutent. Chacun doit accepter les opinions contraires et éventuellement de faire évoluer les siennes après l’échange.
L’avenir de l’homme est dans le numérique, mais comment faire de cet avenir un choix libre et conforme à la démocratie ? Comment penser l’avenir numérique de l’homme pour protéger la liberté de choix de notre futur ?
La liberté donnée par le numérique rend encore plus essentielle la question de la responsabilité individuelle.
Le déséquilibre individuel – collectif, l’ouverture de nouveaux espaces de liberté, la complexité des problèmes qui se posent à la planète rendent indispensable de développer la spiritualité.
L’individu en se spiritualisant élargit sa conscience de lui-même, de ses relations avec les autres, de son environnement et de sa place dans le cosmos. Un Projet collectif se dessine alors qui donne sens aux actions locales ou nationales : retrouver des valeurs universelles qui conduisent au progrès et à la paix.