Dans un appel commun, la défenseure des droits et le président du CCNE s’inquiètent d’une dégradation des conditions d’accueil des migrants et jugent que les « grandes valeurs » de la France sont bafouées quotidiennement.
Article publié dans le journal La Croix
- Hippolyte Radisson,
- le 15/06/2021 à 19:14
Il y a autour de la table les défenseurs de l’éthique et du droit, réunis pour lancer un cri d’alarme conjoint inédit depuis les locaux de la défenseure des droits. Claire Hédon, masque noir, qui pilote cette autorité administrative indépendante et Jean-François Delfraissy, masque blanc, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) se sont rendus il y a dix jours à l’Île-Saint-Denis et Bobigny (Seine-Saint-Denis), pour visiter des camps et squats de migrants. Ces deux vigies de la démocratie tiennent désormais à témoigner du choc ressenti face à « l’inhumanité » constatée, selon les mots de Claire Hédon.
Sans hébergement
« Nous sommes en train de renoncer à nos valeurs fondamentales. C’est grave pour la société tout entière», martèle Claire Hédon. Jean-François Delfraissy dit en être sorti « bouleversé d’un point de vue humain » et avoir « mis plusieurs jours à (s’)en remettre ».
Dans les camps de région parisienne, où ils ont rencontré des demandeurs d’asile et des dublinés (migrant qui, en vertu du règlement Dublin, doivent faire leur demande d’asile dans le premier pays européen où ils ont été contrôlés), ils décrivent la dégradation des conditions de vie, les trois douches pour 350 personnes, « l’éloignement des points d’alimentation, d’eau et des associations qui peuvent les aider dans les démarches », les expulsions sans solution d’hébergement… Mais aussi la « dignité » et le « courage » de ces personnes aux parcours de vie bouleversés.
Les associations estiment que 500 migrants errent à proximité de Paris sans solution. « Et il y a encore entre 1 500 et 2 000 personnes dans le nord de la France », ajoute Yann Manzi, fondateur de l’association Utopia 56.
« Nos grandes valeurs sont bafouées tous les jours »
« Ces expulsions régulières que l’on voyait à Calais, nous les constatons aussi ici. Tout cela est lié à une volonté d’invisibiliser les migrants », constate Claire Hédon. En novembre dernier, elle avait ouvert une enquête suite à l’évacuation violente d’un campement place de la République à Paris.
Calais : un nouveau camp de migrants démantelé
« Notre Constitution impose de protéger la jouissance des droits les plus fondamentaux et la loi française consacre un droit inconditionnel à l’hébergement d’urgence », insiste l’ancienne journaliste, qui plaide pour une augmentation des capacités d’accueil. « Nos grandes valeurs sont bafouées tous les jours », tranche Jean-François Delfraissy, dont le mandat a été renouvelé pour deux ans en avril. Il interprète ces conditions d’accueil dégradées comme un outil de dissuasion. « Comment notre grand pays s’est-il mis dans de telles conditions pour ne pas respecter à ce point-là la dignité de ces adultes et enfants ? », s’interroge le professeur d’immunologie.
Échéance électorale
Faut-il y voir un échec du quinquennat Macron, qui écrivait dans son programme que « la France (devait) être à la hauteur de sa tradition historique d’accueil » ? Pas de commentaire de celui qui est aussi président du Conseil scientifique, si ce n’est que la situation lui fait penser « à ce qu’(il) a vu à Calais il y a quelques années ».
→ EXPLICATION. Trois préfets accusés de complicité de violences volontaires à l’égard de migrants
Face à ce constat alarmant, il faut « s’appuyer sur des travaux neutres, universitaires, plaide-t-il, et pas seulement sur les données du ministère de l’intérieur ». Mais également convaincre chacun « que ces atteintes sont des atteintes à la dignité de tous », avertit Claire Hédon. « Nous ne sortons pas indemnes en laissant des personnes être traitées de cette façon, juge l’ex-présidente d’ATD Quart Monde. Si tout le monde en était convaincu, peut-être que le politique agirait différemment. »
L’exécutif met l’accent sur les reconduites aux frontières
En attendant, l’exécutif met l’accent sur les reconduites aux frontières. À l’approche de la présidentielle, Emmanuel Macron a réuni des ministres la semaine dernière pour demander une accélération des expulsions d’étrangers en situation irrégulière.
La sortie de la crise sanitaire sera particulièrement scrutée, alors que les migrants ont été éprouvés par l’épidémie et ses conséquences. « Ils ont été touchés comme les autres populations précaires, mais il y a eu peu de morbidité car c’est une population jeune, analyse Jean-François Delfraissy. En revanche leur situation a compliqué l’accès au système de soins, aux démarches administratives… » Venant aggraver un chemin déjà semé d’embûches.
———————————————————
Les arrivées devraient repartir à la hausse
Le nombre de demandeurs d’asile en France a triplé en France entre 2007 (environ 35 000) et 2019 (132 826).
Il a chuté en 2020 (baisse de 27 %) en raison de la crise sanitaire, mais devrait repartir à la hausse, selon l’exécutif. En moyenne, un quart des demandeurs d’asile obtiennent le statut de réfugié.
L’État doit proposer des solutions d’hébergement aux demandeurs d’asile. Il existe, au total, 100 000 places dédiées, selon un rapport sénatorial.
Toute personne peut, par ailleurs, bénéficier d’un hébergement d’urgence : le gouvernement a porté le nombre de places à 200 000 pendant la crise sanitaire, c’est insuffisant, selon les associations.