On ne lutte pas contre l’exclusion comme on lutte contre l’exploitation. Cette différence n’a pas été assez soulignée. Là où, dans l’entreprise, la grève peut permettre au collectif des salariés de faire pression sur l’employeur, il n’y a dans l’exclusion plus rien, sinon une mise en concurrence face à une offre d’emploi trop restreinte ; là où la loi ou la convention peuvent fixer de nouvelles règles du jeu, il n’y a que des aides qui compensent mais ne réintègrent pas ou bien partiellement. Pour que cette réintégration se fasse, il faut que les quatre conditions qui constituent le « carré magique du sens » soient réunies : une capacité d’initiative pour faire émerger des emplois utiles à la société et correspondant aux capacités des personnes, capacité d’initiative tant de la part de la société que des personnes en difficulté elles-mêmes ; une capacité de coopération entre celui qui sort de la difficulté et celui qui s’efforce d’aider, car on ne sort pas tout seul de l’exclusion, il faut qu’une main, sous une forme ou une autre, se tende, et on peut aider quelqu’un à sortir de l’exclusion sans son active participation, la main tendue en rencontrant une autre ; cette coopération ne naît pas spontanément, elle implique une parole préalable, parole de coopération, ou parole plus difficile et tendue, exprimant la violence cachée, le malaise, mais les révélant, les faisant accepter, et provoquant non la destruction mais la coopération, là où le silence fait le lit de la violence ; une capacité enfin à définir en commun les règles du jeu qui baliseront le parcours d’intégration, règles qui fixant les droits et devoirs de la société vis-à-vis de la personne aidée, et de la personne aidée vis-à-vis de la société, obligeront les deux parties à un minimum de changement pour que chacun puisse prendre sa place autour de la table.
Pour toutes ces raisons, l’exclusion mobilise des ressources culturelles différentes de celles qui prévalent dans la lutte contre l’exploitation. La culture du conflit, qui reste nécessaire, mais n’est pas aisée à manier, doit être accompagnée de cultures d’écoute, de coopération, d’initiative, de définition de règles du jeu personnalisées, qui sont antinomiques avec la culture du conflit frontal collectif qui est dominante dans les conflits sociaux classiques. La lutte contre l’exclusion mobilise une culture plus composite, des acteurs multidimensionnels, une science de la complexité et des effets pervers, tout le contraire de la pensée borgne qui est la tentation permanente, d’ailleurs très explicable, des tensions sociales. La lutte contre l’exclusion requiert des ressources éthiques, des pratiques de non-violence constructive et d’écoute de l’autre. Elle demande à ses acteurs des qualités différentes. Il y a donc une certaine tendance à la spécialisation des rôles : aux syndicats la lutte contre l’exploitation, aux associations la réparation de l’exclusion.
Cette division du travail est néfaste. Elle est l’inverse de la régulation de l’exclusion par de nouvelles solidarités. Elle risque d’aboutir à une fausse victoire de l’un des camps ou à une vraie défaite des deux à la fois. Si ceux qui ont du travail oublient ceux qui n’en ont pas, refusent tout changement, obtiennent des augmentations de rémunérations qui freinent l’accès au travail des plus démunis, ou aggravent indirectement les coûts de fonctionnement de l’Etat aux dépens de dépenses d’aides à la réinsertion plus urgentes, la réussite de la lutte contre l’exploitation, la sur-régulation de l’exploitation en quelque sorte, aggrave indirectement l’exclusion. Le corporatisme, conscient ou non (là n’est pas la question) des « insiders » aggrave la situation des « outsiders ».
A l’inverse, si l’exclusion s’accroît, si le chômage se renforce, tôt ou tard, et sauf là où des îlots de résistance particulières subsistent, grâce par exemple à des statuts protecteurs , l’exploitation va à son tour se renforcer : les employeurs seront tentés de devenir plus exigeants, durciront les conditions de travail, accepteront moins le dialogue social. Ce renforcement de l’exploitation est à son tour de nature à renforcer l’exclusion, car des salariés plus stressés, plus usés , moins formés, s’ils sont amenés à quitter l’entreprise pour une raison ou pour une autre, seront plus vulnérables sur le marché du travail et donc exposés à un plus long chômage en cas de départ de l’entreprise.
Ainsi, bien que distincts dans leur nature, et dans leurs modes de régulation, exploitation et exclusion se nourrissent l’une de l’autre. On ne doit pas lutter contre l’une en négligeant l’autre. Il faut donc se battre simultanément contre l’une et l’autre, trouver le point d’équilibre. Donc métisser les cultures en cause, organiser leur coopération. C’est précisément l’objet du nouveau contrat social à construire, tel que proposé au chapitre 8. Et cette rencontre se marque particulièrement dans la nécessaire résorption de la précarité, c’est-à-dire toutes les situations d’emplois de courte durée, peu ou mal rémunérés, souvent à temps partiel non choisi, ou encore les situations d’emploi marquées par un risque perceptible de licenciement et la crainte qu’un chômage de longue durée en résulte. La précarité, en effet, est précisément le point d’intersection de l’exclusion et de l’exploitation : le précaire est à la fois semi-exploité (pas assez d’une certaine façon, au sens de pas assez longtemps, du fait de la brièveté de ses périodes de travail) et semi-exclu (il travaille, mais avec un horizon si court ou si peu prévisible qu’il se sent de fait chômeur récurrent). Lutter contre la précarité, c’est donc bien lutter à la fois contre ces deux risques.
Les frontières entre exclusion, précarité, exploitation deviennent peu à peu plus floues. La souffrance hors du travail et la souffrance au travail, telle qu’analysée notamment par Christophe Dejours, ont tendance à se rapprocher, à se recouper. Augmentation de la concurrence, soumission de fait au client, sélectivité accrue du marché du travail, précarité, exclusion, nouvelles formes de souffrance dans le travail et pathologies qui en résultent (souffrance éthique, lésions musculaires ou psychiques, « burn out » ou épuisement, injonctions contradictoires, etc) : tout cela forme un tout, non pas le tout du système, mais un tout important, et croissant, à l’intérieur du système, créant un déséquilibre permanent et dangereux qui appelle un effort constant de vigilance et de résistance, la recherche de nouvelles régulations, une forte motivation au changement pour éviter que, peu à peu, l’inhumain ne prenne le pas sur l’humain. En effet, la déliaison sociale qui caractérise l’exclusion contamine peu à peu les rapports de travail eux-mêmes. Constatant que, dans le travail, « les manifestations de détresse affective » mobilisent moins facilement l’entraide, Christophe Dejours parle ainsi de « l’insensibilisation progressive à la souffrance d’autrui ». Ce qui le frappe dans le harcèlement moral, ce n’est pas tant la perversion analysée par Marie-France Hirigoyen que « la passivité et l’absence de solidarité de la part des collègues de la victime et la profonde transformation du sens de la justice dans le monde du travail » [1]. Le rendement global du système, en termes globaux, ne justifie en rien de tel excès.
[1] Christophe Dejours, Travail, usure mentale, Nouvelle Edition augmentée, Bayard 2000 (préface, p. 15 et 17)