Note de lecture de Bernard Ginisty parue dans la Lettre D&S n°180 Avril 2021 à propos du livre de Christiane Singer : Du bon usage des crises
Il est des moments, dans la vie des êtres humains, qu’on appelle dépressifs. Tous les observateurs notent que l’épidémie du Covid 19 engendre un nombre croissant de problèmes psychiques et de comportements suicidaires. Un « à quoi bon » généralisé s’empare des consciences et les mots qui désignaient le sens ou les valeurs deviennent soudainement dérisoires. Le fameux « trou » de la Sécurité sociale, chiffrant la somme du coût des pathologies individuelles, pourrait alors figurer la panne de sens qui habite nos sociétés : le « trou noir » où l’angoisse d’exister cherche, à travers la pharmacopée, la Providence perdue.
Croire trouver la solution dans quelque nouveau dispositif administratif ou l’invocation rituelle à la croissance, serait nous leurrer. Ce qui est en question, c’est le rapport de chacun d’entre nous au travail, à l’argent, au temps, au rythme de vie. Lorsque j’ai vu et entendu à la télévision ce chômeur qui suppliait : « pas de charité, du travail, du travail, du travail », et un commerçant réclamant non pas des aides financières, mais le droit de continuer à travailler, je ne pouvais m’empêcher de penser à ces propos d’Hannah Arendt : « L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté » (1).
A une époque où les rapports de force, ceux des armes et ceux de l’argent, bousculent avec cynisme toutes les constructions juridiques et sociétales bâties depuis des décennies, tant au plan national qu’international, il ne suffit pas de nous lamenter où de se complaire dans une certaine lucidité critique. Nous ne surmonterons les dépressions qu’en retrouvant le goût de naître qui, par-delà les résignations et les peurs, rend disponible pour de nouvelles créations collectives dans la société. Le confinement de chacun chez soi, le culte de la « distance sociale », les masques sur les visages, risquent, au nom de la peur de la mort causée par le virus, de nous éloigner des chemins de vie vers ces nouvelles naissances.
C’est le moment de relire le livre si lumineux de Christiane Singer intitulé Du bon usage des crises : « J’ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension. Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, pour entrer dans l’autre dimension (…). Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être » (2).
(1) Hannah Arendt (1906-1975) : Condition de l’homme moderne, éditions Pocket, collection Agora, p.37.
(2) Christiane Singer (1943-2007) : Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996, pages 41-42. Dans les six derniers mois de sa vie pendant laquelle elle lutté contre le cancer, elle a tenu un journal publié sous le titre Derniers fragments d’un long voyage (éditions Albin Michel, 2007). L’ouvrage se termine par ces lignes écrites un mois avant sa mort : « Le voyage – ce voyage-là au moins – est pour moi terminé, mieux : à partir de cet instant, tout est neuf. Je poursuis mon chemin. Demain, comme tous les jours d’ici ou d’ailleurs, sur ce versant ou sur l’autre, est désormais mon jour de naissance. (…) J’ai reçu par ce livre le lumineux devoir de partager ce que je vivais dans ce temps imparti pour que la coque personnelle se brise et fasse place à une existence dilatée. Ce faisant, j’ai sauvé ma vie en l’ouvrant à tous, puisque toute vie, aussi longtemps qu’on la considère comme quelque chose de séparé et de « solide », se laisse égarer pour finir comme une paire de gants ou un parapluie dans la confusion des choses du dehors (pages 135-136).