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Ressources du christianisme – François Jullien

Note de lecture de Françoise Levesque parue dans la Lettre D&S n°179 Février – Mars  2021 à propos du livre de François Jullien :Ressources du christianisme (mais sans y entrer par la foi) : Ed. L’Herne ; 2018

François Jullien, philosophe, helléniste et sinologue, commence par justifier l’intérêt qu’il porte ici au christianisme par la question : Qu’a-t-il apporté à la pensée occidentale qui n’existe ni dans la pensée grecque, ni dans la pensée chinoise ? Sans y entrer par la foi parce que la question de savoir si “Dieu” existe ou non lui paraît n’avoir plus d’effet dans la pensée contemporaine.

Il justifie ensuite le terme de ressources qu’il utilise en l’opposant à valeurs : les valeurs s’excluent réciproquement : on doit donc les défendre ; les ressources, elles, sont à explorer : il peut y avoir un usage à en tirer. Elles ne sont pas davantage des racines : racine est identitaire, s’oppose au déplacement, tandis que ressource appelle au partage, au changement. Enfin, d’une ressource, ouverte à tous, qu’on est libre d’exploiter ou non, rien n’oblige à tout prendre.

Ressource, par ex., le fait que le message du Christ soit annoncé dans une langue, le grec, autre que celle que le Christ parlait. Et également, qu’il n’y ait non pas un mais quatre Évangiles, qui ne sont pas des variantes d’un même récit mais quatre démarches parallèles, chacune ayant son propre point de vue. Ces écarts qui fissurent le cadre de pensée qui contraint notre vision du monde, ouvrent à un questionnement et un dépassement permanent.

F. Jullien choisit de suivre ici l’Evangile de Jean :

Dans le premier chapitre, le même verbe s’y rencontre à plusieurs reprises (que les traducteurs s’ingénient à traduire chaque fois différemment, gommant ainsi l’insistance de Jean) ; il s’agit de devenir, au sens d’advenir. Jean soutient qu’un événement peut advenir qui ouvre un avenir non déjà contenu dans le passé. Les Grecs avaient bien pensé le devenir mais comme une dégradation. Jean dit au contraire que l’événement peut tout changer, qu’il peut faire entrer dans une autre vie, qu’on n’imaginait pas, et que, quand il est à ce point décisif, le plus souvent, de l’extérieur, on ne le voit pas. Cet inimaginable, cet “inouï”, qui passe inaperçu, c’est la « vie » (zôé).

Mais de quelle vie s’agit-il ? Qu’est-ce qu’être vivant ? Jean distingue le simple « être-en-vie », psuché, (la vie biologique, le fonctionnement social…, aujourd’hui objets de sciences), de ce qu’il nomme « vie », zôé, distinction malheureusement perdue dans les traductions : « Qui aime sa vie (psuché) la perd ; qui hait sa vie (psuché) en ce monde la garde pour en faire une vie (zôé) qui ne meurt pas. » Avoir en soi « la vie » (zôé), la vie surabondante, est, selon Jean, ce qui définit Dieu et son Fils. L’un et l’autre rendent vivant ; et c’est le but proposé à toute existence humaine. Comment puis-je être pleinement vivant ?

« Une telle promotion de la vie, écrit F. Jullien, n’est pas celle d’une vie intensive, telle celle qu’a célébrée notre modernité. Mais ce que l’on pourrait nommer une vie extensive, en tant qu’elle se donne et qu’elle se partage, ne se garde pas pour soi, mais se dévoue à l’Autre, ce qui devient à partir de là, dans Jean, la figure de Jésus vivant en mourant sur la croix pour la vie des autres. »

Continuant sa réflexion sur « la vie », F. Jullien introduit alors une notion qu’il a développée ailleurs, celle de dé-coïncidence. Dé-coïncider, c’est s’extraire d’un fonctionnement huilé bien adapté pour permettre à des possibles qui n’y avaient pas place d’y advenir et à la vie psuché d’accéder à zôé. C’est, par ex., en se trouvant déplacé d’une relation confortable où on se connaît et se convient bien, pouvoir à nouveau rencontrer l’Autre et rendre vivant son rapport avec lui. F. Jullien montre comment Jésus, dans l’échange avec ses interlocuteurs, utilise la dé-coïncidence pour défaire leurs évidences et les amener à changer de perspective.

« Je suis la voie, la vérité, la vie » dit Jésus : le chemin vers la « vie » est la vérité. Mais de quelle vérité s’agit-il ? Pas de la vérité spéculative, scientifique ou philosophique, qui relève de l’avoir (la connaissance) et doit être démontrée mais d’une vérité qui fait vivre, qui relève de l’être et ne peut qu’être témoignée. Parce qu’il dépasse toute imagination, l’inouï que l’évangile de Jean veut donner à entendre, ne saurait être inventé : on ne peut donc qu’en témoigner. C’est cette vérité témoignée qu’atteste Jean, un témoignage qui engage le sujet.

Du sens juridique que vérité a dans le monde juif comme grec et romain, on passe à un sens existentiel. Cette vérité dont il lui faut témoigner, envers et contre tout, requiert le sujet dans son “ipséité” (ce qui fait qu’il est unique). Ipséité s’oppose à identité. Dans Jean, Jésus est souvent interrogé sur son identité, ce qu’il est du point de vue des autres, et, chaque fois (dé-coïncidence), il répond sur son ipséité, ce qu’il est en lui-même.

« Existence : en se tenant hors du monde, habiter l’Autre. » On a reproché à Jean de calomnier ce monde dans lequel nous vivons, le seul réel, au profit d’un autre monde, illusoire : « Le monde me hait », « ses œuvres sont mauvaises » …  Mais Jean ne dit pas qu’il en existe un autre. Et ne peut-on entendre dans « ne pas être de ce monde », “dé-coïncider” du monde ? Un sujet, dès lors qu’il dit « je », dévoilant son ipséité, dé-coïncide nécessairement d’avec le monde et, par là-même, « ex-siste » et peut témoigner – à l’encontre des contraintes que peut exercer sur lui le monde, ne serait-ce que de son jugement. C’est ce qui lui confère sa dignité de sujet. Et la confère à l’Autre en même temps. Car il n’est de « Tu » face à soi, que non inféodé à ce monde. Sinon, la rencontre est impossible. « Il faut donc, pour comprendre Jean, articuler la capacité existentielle à se tenir hors du monde et la capacité éthique à se tenir près de l’Autre (en l’Autre dit Jean). » À partir de là, F. Jullien développe une passionnante exégèse, dans Jean et Paul, de agapé (traduit tantôt par amour, tantôt par charité), l’amour expansif, opposé à l’amour possessif, qui se termine ainsi : « L’accomplissement et le plein déploiement de l’amour ne s’achèvent, en effet, qu’après la mort de l’Autre. Ce qui vaut d’abord à l’égard du Christ, sur quoi se fonde le « christianisme » dans son histoire. Sans qu’il y ait à croire à la résurrection, mais par écart d’avec le vital de sa vie, c’est seulement après sa mort que l’Autre – tout Autre – commence d’être pleinement aimé de cet amour expansif. » Affirmation finale qui interroge.

 

Ce résumé simplificateur est loin de rendre compte de la richesse de l’ouvrage de F. Jullien. Physicienne expérimentatrice non formée à la philosophie, j’ai laissé de côté la plupart des citations bibliques, les nombreuses comparaisons argumentées avec la philosophie grecque et la pensée chinoise, avec les épîtres de Paul et d’autres auteurs (j’en ai sans doute gommé ce qui en fait l’intérêt théorique). J’ai retenu ce qui trouvait un écho dans mon expérience et éclairait la façon dont je peux la penser : que l’homme dépasse ce que lui-même peut en connaître, que vivre n’est pas simplement bien fonctionner, que la vie est relation (aux autres, aux choses…), qu’il est nécessaire de sortir de ses conditionnements ou simplement de ses habitudes pour rencontrer l’autre (en particulier d’une autre culture), que l’amour “extensif”, la bienveillance qui se propose a priori dans toute relation et lui donne vie, est ce qui “sauve” nos vies, que la figure du Christ dans les Evangiles, jamais figée, est une source active d’inspiration et d’autant plus qu’elle est librement partagée avec d’autres, etc.

D’autres y trouveront beaucoup d’autres « ressources ».                                  Françoise Levesque

A propos Régis Moreira

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