Les éditos auxquels vous avez échappé ce mois-ci.
J’avais prévu de consacrer cet édito à notre assemblée générale qui s’est tenue le matin du 12 septembre – un miracle d’avoir réussi à la tenir -, et à ce merveilleux moment passé avec Jean-Baptiste l’après-midi. Dans le prolongement de ces rencontres, les nombreux événements qui viennent tous les jours bouleverser nos prévisions m’ont interpellé sur d’autres sujets, et, pour les évoquer, j’ai emprunté à Charlie Hebdo le titre d’une de ses plus célèbres rubriques.
« Le ventre est encore chaud d’où est sortie la bête immonde » (Bertolt Brecht)
A l’heure où la folie djihadiste a encore frappé, se trompant de cible en cherchant Charlie à son ancienne adresse, on mesure à nouveau le potentiel de violences que peuvent aussi receler les religions. Ce serait manquer de profondeur de champ que de penser, comme une trop grande partie de nos concitoyens, que seul l’islam est concerné par ces risques de dérives. L’histoire et la géographie sont là pour nous rappeler que toutes les croyances, y compris l’athéisme, peuvent vouloir s’imposer par la violence physique, ou psychologique. Le dialogue inter-spirituel que nous avons décidé d’approfondir est une forme d’antidote au poison toujours présent de l’intolérance.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheurs du monde » (Albert Camus)
Au moment où j’écris cet édito, on attend avec impatience et, pourquoi ne pas le dire, d’inquiétude les annonces d’Emmanuel Macron sur le séparatisme. Qu’il y ait à rappeler les principes de la laïcité, fondateurs de notre conception de la République, et à les mettre en garde-fou à la tentation des religions d’imposer leur loi, qu’il y ait à lutter contre les formes totalitaires de communautarisme, qu’il y ait à prévenir la radicalisation violente, qu’il y ait à assurer la sécurité des citoyens face au risque terroriste (qu’il ne faudrait pas résumer au risque djihadiste, comme l’ont illustré les attentats contre des mosquées en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Nouvelle-Zélande), tout cela est incontestable. Mais pourquoi vouloir tout regrouper dans cette notion inadaptée de « séparatisme », qui ne peut qu’introduire de la confusion entre ces concepts juridiquement établis que sont la laïcité – que nous avons souhaité approfondir -, le communautarisme, la radicalisation ou le terrorisme, et conduire à la stigmatisation de nos concitoyens de confession ou de culture musulmane ?
« Philosopher, c’est apprendre à mourir. » (Montaigne)
Si une attaque virale n’est pas comparable à une guerre, qu’elle soit djihadiste ou d’une nature plus classique (comme le retour du conflit turco-arménien nous le rappelle dans le Haut Karabakh), sans parler de la guerre numérique de plus en plus présente, elle a en commun avec elle de nous remettre devant la question de la mort. Il court, il court ; il court encore le virus, et a failli nous conduire à annuler notre AG. Il court et révèle une autre question sociétale, celle du vieillissement, le nôtre ou celui de nos proches, celui de nos sociétés, et de la façon dont est traitée, et pas seulement « gérée », cette fin de vie de plus en plus longue. Peut-être faudra-t-il compléter l’adage de Cicéron repris par l’auteur des Essais, et affirmer, comme nous avons commencé à l’évoquer lors de notre dernière conviviale dont nous rendrons compte dans la prochaine lettre que « Philosopher, c’est apprendre à vieillir ».
« Les hommes ne retrouveront le sens du sacré qu’après avoir traversé tout le champ du tragique. » (Raymond Abellio)
Jean-Baptiste nous a fait partager, merci à lui, l’influence que la pensée de Raymond Abellio, à qui j’ai emprunté cette citation, a eue sur son cheminement spirituel. On a souvent reproché à Giscard d’avoir oublié le caractère tragique de l’histoire. Les événements, la mort, nous rappellent régulièrement la dimension tragique de l’histoire humaine. Parmi les tragédies que nous vivons, celle prédite depuis le début des années soixante-dix et qui, inexorablement, atteint notre habitacle commun, la planète, cette « tragédie des communs » à laquelle nous avons du mal à échapper, est peut-être la plus grave, dans la mesure où elle atteint plus difficilement notre conscience. Peut-être est-ce une nouvelle dimension du sacré à inventer que celle qui nous amènerait à respecter et à prendre soin de ces biens communs, en donnant un sens nouveau à « cette terre sacrée » que les chasseurs cueilleurs qui nous ont précédé se sont mis à arpenter il y a plusieurs centaines de millions d’années. Repenser notre rapport à la nature est la première conclusion du travail que nous avons engagé sur la question environnementale.
« Les défauts de la démocratie exigent plus de démocratie et non pas moins. » (Amartya Sen)
Face aux enjeux des conflits internationaux, à ceux de la pandémie, à ceux de l’avenir de la planète, à ceux des tensions croissantes au sein de nos sociétés dont l’épisode des « gilets jaunes » a été pour nous une illustration, la tentation est grande pour les peuples de douter de la démocratie et de s’en remettre à un homme – bizarrement plus rarement à une femme – supposé providentiel. Les présidentielles approchent à grand pas : avant de tout ramener au choix d’un dirigeant, qui devient rapidement le bouc émissaire de nos problèmes et de nos peurs, il nous faut au contraire développer le débat public, comme l’ont tenté avec plus ou moins de bonheur, aussi bien le grand débat que la conférence citoyenne sur le climat. Comme nous l’avons souhaité lors de l’AG, D&S peut être un laboratoire de ces expérimentations démocratiques d’où émergera plus de démocratie.
« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. » (Hannah Arendt)
Dans le clair de lune entre le vieux monde qui tarde à mourir, et le nouveau qui tarde à naitre, les pires monstres sont peut-être les mensonges, volontaires ou inconscients, qui sont autant de coups de canif dans la confiance qui est une des conditions de la démocratie, et dans la vérité qui est la finalité de la quête spirituelle. Des « vérités alternatives » de Donald Trump, aux mirages de panacées contre la Covid qui n’ont pas été testées, des « erreurs » de prévision sur les effets d’une épidémie au moratoire promis à la conférence citoyenne sur le climat et qui ne sera pas respecté, la liste est longue des manquements, petits et grands, au « parler vrai » qui devrait être le fondement de l’éthique du débat démocratique.
« L’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique. » (Max Weber)
La combinaison, et non l’opposition, des deux éthiques est au cœur de notre travail sur la responsabilité. Je ne peux pas, en écrivant cela, ne pas penser à la petite centaine de témoignages que nous avons recueillis sur l’itinéraire de Jean-Baptiste, et qui illustre « l’homme authentique » qui se révèle en lui : ni hommage, ni procès en canonisation en ces « belles personnes », ces « nouveaux saints » du royaume des bisounours, mais témoignage de compagnon.e.s de route. Merci à Eliane, qui en a eu l’idée, et à Monika qui s’y est également investie, de lui avoir offert, de nous avoir offert, ce beau cadeau au moment où il quittait la présidence de D&S (mais pas D&S).
« Ce n’est pas la vie qui doit avoir un sens, c’est le sens qui doit être vécu » (André Comte-Sponville)
C’est un défi, et une grande ambition, pour une association qui se veut regrouper des « chercheurs de sens », non pas tant de trouver le sens – peut-être, après tout, en tous cas pour certains d’entre nous, n’y en a-t-il pas – de tous ces événements, mais de leur donner du sens. C’est le travail de ce laboratoire que nous constituons avec ces trois champs d’expérimentation, recherche, action, cheminement.
« Je suis pessimiste par la raison, mais optimiste par la volonté » (Antonio Gramsci)
Les raisons d’être pessimiste ne manquent pas aujourd’hui, comme au moment où, avec d’autres, Jean-Baptiste créait D&S. Et les événements évoqués ici en sont des manifestations. Mais qu’est-ce qui alimente la volonté, qui allume au bout de la nuit la lueur fragile de l’optimisme, qui donne un moteur à l’engagement, sinon cette quête spirituelle d’un sens auquel nous donnons souvent des noms différents mais dans laquelle nous nous retrouvons.
« La foi que je préfère (dit Dieu), c’est l’espérance » (Charles Péguy)
J’aime cette phrase où Dieu, en qui certains croient et d’autres pas, renverse l’ordre des vertus en mettant, justement, l’espérance, la « petite espérance » avant la foi. Cette espérance, symbolisée par cette esperluette que nous avons introduite dans nos statuts, dans un dessin qui évoque à la fois la complexité et l’infinité. C’est celle qui combine plutôt qu’elle associe, les deux pôles de notre démarche : Démocratie & Spiritualité.
Daniel Lenoir, Président de D&S