Voilà une affirmation qui paraitra à beaucoup bien provocante !
Ces lignes veulent d’abord rappeler les liens étroits que nous avons, et faire percevoir les bénéfices que des relations renouvelées permettraient pour la France, au-delà des relations commerciales et personnelles. Il faut pour cela un effort du côté français de clarification et d’acceptation du passé, qu’il soit douloureux ou glorieux, afin d’affronter des enjeux que nous avons en commun ! En allant à l’encontre de l’idée d’une Algérie indépendante que la France aurait raison d’oublier…
1/ Un point de départ : deux pays proches et largement interpénétrés
La France et Algérie sont plus interdépendants, parce que largement interpénétrés, que ne le perçoivent beaucoup de Français.
Quand vous arrivez à Marseille en voiture il y a ces panneaux indicateurs qui frappent le parisien : à gauche Toulon, à droite Alger Oran. Double message :
- L’Algérie est le pays qui a, en face de nos côtes méditerranéennes la plus longue façade (et au Sud les plus longues frontières avec les pays francophones du Sahel).
- Il est bon de rappeler, tant l’oubli semble la règle, que l’Algérie fait partie de l’histoire de France…
Notons la vigueur des échanges entre nos deux pays, certes commerciaux, mais surtout personnels faits d’expatriés, de touristes, d’étudiants[1] …. Cf. Le Point Afrique 08/04/2016, ou Le Monde 22 septembre 2016
Les échanges économiques, sont d’un niveau élevé, même si la France vient de se faire détrônée comme fournisseur en 2013 par la Chine : 4,7Md$ d’exportations de la France vers l’Algérie en 2016 (en baisse par rapport à 2015), contre 8,4 pour la Chine. Le pays est pour les entreprises françaises la première destination dans l’ensemble du continent africain en termes d’exportations. Et la France est le 4e client de l’Algérie avec 3,1 Md$ d’importations, derrière l’Italie, l’Espagne et les USA.
Les échanges humains restent très nombreux.
Selon les estimations données en février 2015 à l’Université de Tlemcen par Bernard Emié, l’ambassadeur de France en Algérie, au moins 7 millions de Français ont un lien avec l’Algérie. Ce sont principalement les rapatriés (harkis, pieds-noirs) et leurs familles, les anciens appelés de la guerre d’Algérie, les coopérants techniques après 1962, les immigrés de nationalité algérienne (estimés à 473 000 en 2013), et les binationaux. Il y a eu de ce fait un total de 815 000 électeurs inscrits en France en 2014 pour les élections algériennes.
La France est de très loin le premier pays d’accueil des étudiants en provenance d’Algérie, 90% des étudiants algériens qui poursuivent leurs études à l’étranger choisissent de le faire en France. Ils sont 23 000 en 2015, qui représentent près de 8% du total des étudiants étrangers en France[2].
422 000 touristes algériens ont eu un visa pour la France en 2015.
Et 31 677 expatriés français vivent en Algérie.
« Actuellement il y aurait en France autour de 700 000 Algériens – des personnes de nationalité algérienne. Cette immigration est loin d’être négligeable, même si elle a beaucoup diminué – elle est estimée à 30 à 40 000 par an. Très ancienne, elle est fortement liée à l’histoire franco-algérienne. »
« C’est en 1913 qu’est établie pour la main d’œuvre algérienne la libre circulation. »[3]
Et en Algérie, n’y a-t-il pas aussi quelques millions d’algériens qui ont un lien fort avec la France, familial surtout, mais aussi professionnel ou culturel ? Environ 440 000 travailleurs qui avaient immigré en France, devenus retraités sont rentrés en Algérie pour leurs vieux jours.
Les nombreux vols toujours chargés entre villes françaises et algériennes témoignent aussi de la vigueur de ces échanges.
La littérature a fait émerger ces dernières années des personnalités qui sont à cheval sur la méditerranée, que l’on a pu parfois dire « des deux rives » : Kamel Daoud (d’abord édité par la maison d’édition algérienne de langue arabe et française BARZAK, avant d’être édité par Acte Sud) en est un exemple, mais d’autres comme Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, et Boualem Sansal, Yasmina Khadra, Kaouther Adimi … Comme Slimane Zeghidour, Magyd Cherfi et bien d’autres de nationalité française.
Ces personnalités « des deux rives » sont le symbole de l’interpénétration entre les deux pays.
2/Le poids du passé ; des signaux qui témoignent de perturbations, qu’il faut diagnostiquer et traiter
Des réactions d’amis algériens et français m’ont alerté sur le poids du passé colonial au moins dans 2 domaines :
Dans le rapport au monde des Français
Fin 2015, quand j’annonce que je pars à Oran pour l’université d’automne de JOUSSOUR[4], un ami français médecin me dit : « tu n’as pas peur ? ». En fait c’est pendant ce séjour qu’ont eu lieu à Paris les attentats du Bataclan ! Il y a un refus de beaucoup d’envisager d’aller au Sud de la Méditerranée. Refus et au moins ignorance…
Un responsable d’une association algérienne qui travaille avec des partenaires de différents pays européens me disait : « nous travaillons bien avec les partenaires de tous les pays européens, oui, mais avec les Français, c’est un peu plus compliqué, on sent qu’il y a quelque chose de moins clair… » Il faut regarder ce « moins clair ».
Dans la vie quotidienne et dans les quartiers d’immigration
J’ai été frappé d’entendre, lors d’une Assemblée Générale de JOUSSOUR, une représentante de Services sociaux de Metz dire : « pour les jeunes des cités, une semaine en Algérie vaut 6 mois de travail social » ! Qu’est-ce qu’un tel voyage a-t-il mis en mouvement, quelles représentations ont-elles été modifiées ? Nous avons à analyser ces apports à la structuration individuelle et collective de ces jeunes.
Pour pouvoir affronter la suite de notre futur commun, il faut travailler à réduire le poids de notre passé colonial et revoir notre rapport au monde qu’il a induit.
3/ Des enjeux partagés
Très interpénétrés, mais avec un passé colonial mal assumé, la France et l’Algérie partagent des enjeux qu’il faut affronter ensemble, de société à société, en s’appuyant sur les réalités, et sans attendre une convergence des politiques nationales.
Parmi les enjeux partagés notons :
- L’intégration des jeunes issus de l’immigration en France, qui ont besoin de vivre leur double culture
- Le poids du passé colonial commun… Nous avons besoin de l’Algérie pour le dépasser, la reconnaissance de ce passé commun, avec ses moments de grande douleur (la guerre de colonisation est très ignorée en France)
- La question de l’Islam dans une société laïque…
Voilà le bilan que faisaient des membres bordelais de JOUSSOUR, après plusieurs années d’échanges inter-associatifs :
« Les membres Bordelais ont échangé en octobre 2017 sur les effets de JOUSSOUR tant sur les pratiques de coopération en général au niveau international que sur les effets du Programme sur leur territoire. Au plan local, les acteurs du territoire ont également souligné que ces échanges internationaux leur ont permis de gagner en légitimité au sein de certains quartiers et ont facilité leur travail d’animation, de renforcement des liens sociaux et intergénérationnels en agissant positivement sur l’insertion sociale et la participation citoyenne des jeunes ».
L’Algérie ne peut-elle nous aider à une vue assumée de notre passé colonial : c’est avec ce pays que la violence coloniale a été la plus longue depuis la guerre de colonisation au 19ème siècle, jusqu’à celle d’indépendance, en passant par la prise de possession de terres. Mais c’est aussi avec l’Algérie que l’interpénétration avec la France a été la plus forte.
N’est-ce donc pas avec elle que nous pourrions assumer ce passé pour une vue renouvelée de notre place en Afrique et dans le monde en rapide évolution ? Et contribuer à résoudre bon nombre des difficultés d’identité de jeunes de familles issues du Maghreb. C’est à travers des relations bilatérales que les jeunes issus de l’immigration peuvent se situer dans leur double culture.
Mais l’Algérie peut-elle répondre à cette attente aujourd’hui en tant qu’Etat ? Difficile, alors que, comme l’a dit récemment Benjamin Stora, l’histoire reste encore marquée en Algérie par l’image d’un peuple uni pour s’opposer au colonisateur… Et la situation politique, avec un président qui ne peut pas sortir de son palais, empêche les évènements symboliques à l’échelle des deux pays qui permettraient ce retour sur le passé commun.
C’est dans une coopération entre les sociétés civiles, incluant les autorités locales, qu’un travail peut se faire, comme cela a été démontré avec le programme Joussour.
Voyons par exemple ce que fait l’Association Bel Horizon d’Oran, qui en 2016 a amorcé un dialogue avec le Comité Mosellan de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence et avec le Département de Sociologie de l’Université de Lorraine : ensemble ils ont construit un projet, aujourd’hui soutenu par Joussour, pour l’émergence de la citoyenneté en favorisant l’engagement citoyen des jeunes. Les objectifs sont la lutte contre les stéréotypes, préjugés et discriminations en vue de changer les regards et modifier durablement certains préjugés que portent les jeunes par les échanges entre jeunes des deux rives.
Un responsable associatif algérien témoigne de cette ouverture à la coopération à bénéfice commun, en disant « combien la colonisation est une oppression, qui a fait reculer la majorité des algériens, a créé des handicaps encore vivants », mais aussi « combien la France est un modèle, un moteur pour l’Algérie », et le peuple français « d’une grande diversité, de la xénophobie à l’égalitarisme et la générosité. »
Nous avons besoin de l’Algérie
Sachons, dans la confrontation avec l’Algérie et les algériens, être plus clair sur notre passé colonial, sa présence encore active. Nous pourrons alors mieux affronter les autres questions liées, religieuse et culturelle, économique, ségrégative, et dominer « la peur de l’autre ». Et ainsi gagner une vue mature pour la France dans le monde !
[1] Cf. Le Point Afrique 08/04/2016, et Le Monde 22 septembre 2016
[2] Chiffres cités par l’Ambassadeur de France en Algérie, Monsieur Bernard Emié, accordé à El Watan le 6 mai 2015
[3] « L’immigration algérienne en France : histoire et actualité » par Pierrette et Gilbert Meynier, Revue Confluences Méditerranée, L’Harmattan 2011
[4]JOUSSOUR est un programme de coopération porté en France par le CFSI (Comité français pour la Solidarité internationale). Il œuvre, dans la solidarité des deux rives, à renforcer d’abord le rôle des associations algériennes pour une meilleure prise en compte des questions d’enfance et de jeunesse dans la sphère publique. Ses membres sont 76 associations algériennes, 33 associations françaises, 2 universités algériennes et 2 universités françaises, 13 institutions publiques algériennes et 7 collectivités locales françaises.
Voir le site de Joussour : http://www.pcpalgerie.org/
Yves Le Bars