L’écrivain Marion Muller-Colard publie « Le Complexe d’Élie », petit ouvrage passionnant entre l’essai et l’auto-fiction où elle évoque en toute liberté ses rencontres avec le politique Jo Spiegel. Ils partagent le même questionnement sur la responsabilité individuelle et la même admiration pour Hannah Arendt.
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PUBLIÉ LE 24/03/2016 À 22:52
Politique et spiritualitéIl était une fois une théologienne protestante, néo-rurale et écolo, qui s’était réfugiée dans la montagne, en haut d’un raidillon, avec mari, enfants et chèvres. Loin du monde d’en-bas, bruyant, celui des villes. Strasbourg ? Non, merci. Elle demeurait donc, « dans cet angle unique que je ne partage pas ». Mais avec Internet, quand même. Malheureusement pour elle, elle écrivait des livres – L’Autre Dieu, par exemple – qui avaient des lecteurs… Elle dut donc un jour « se rendre aux autres » (19) comme on se rend à un adversaire secret ou à une évidence, celle que lui enseigna un jour Jean-Claude Guillebaud : « Il y a deux choses essentielles dont nous avons tous besoin : un chez-soi et le courage de le quitter » (27).C’est ainsi que Marion Muller-Colard rencontra après un débat avec Emmanuel Carrère et son Royaume, Joseph Spiegel dit « Jo », maire de Kingersheim, démissionnaire du PS en avril 2015, un homo politicus a priori bien loin de ses préoccupations mais qui avait acheté ce soir-là et lu L’Autre Dieu. Un Jo convaincu et cherchant à convaincre qu’il fallait désormais faire de la politique autrement. Le complexe d’Elie (173 p. – Labor et Fides, 2016) est le récit de cette rencontre d’une femme dérangée de son « chez-soi » par un homme engagé qui a senti – il en a pleuré, nous dit-elle – que cette femme pouvait peut-être l’aider à trouver en politique le substitut au pouvoir qu’il cherchait : une transcendance.Alternant des méditations très personnelles (d’un journal intime ?) et des comptes rendus de dialogues, des commentaires d’évangile et des citations de philosophes (Levinas, Simone Weil), Marion Muller-Colard fait passer doucement mais fermement les couleurs des quatre saisons sur ce travail croisé qui s’ébauche entre l’homme politique et la théologienne, entre vita activa et vita contemplativa – les références à Hannah Arendt sont omniprésentes dans le livre.Jo Spiegel, tel un prophète de l’Ancien testament convoqué par Dieu « pour réparer la vieille histoire » (56), considère que « l’Etat-nation, début du paternalisme en politique » (85), qui nous a gouverné depuis la Deuxième guerre mondiale, a ouvert des « boulevards d’a-responsabilité » (86) et engendré une « démocratie infantile » (87). Il veut inviter le citoyen sur une nouvelle « agora » où celui-ci se ressaisirait.La théologienne qui sait que Jésus est le Verbe lui suggère de « prendre soin des mots » (126). Ils sont là avant nous. Et elle l’encourage, un jour où il doute : « Tu portes une parole qui te dépasse. » (137) Forme primitive ou simplement première de transcendance ?Peu à peu, la théologienne acclimate son « je » au « nous » de l’homme politique tandis que Jo essaie de réparer le « je » citoyen détruit par le « nous » et le « on ». Je/nous, non comme une alternative, mais comme un battement vital, « je » qui se reçoit toujours des « autres ». Comme un remède à la peur dont il est régulièrement question au fil de ces pages. Celle du prophète solitaire en face de Dieu : Jonas qui fuit, Élie qui clame « je ne suis pas meilleur que mes pères ». Le complexe d’Élie est celui de la génération de Marion, et il est double : être convaincu de ne pas pouvoir faire mieux que ses parents soixante-huitards – « vous avez bien fait la fête », lance-t-elle un jour à sa mère, « et c’est nous qui passons la serpillière » (39) ; et pire encore : pourrons-nous être heureux, après vous ? La peur, c’est aussi ce qui peut nous pousser à nous engager. Mais, prévient Marion Muller-Colard, « la peur est le mobile le plus traitre de l’engagement : elle finit toujours par saigner la cause qu’elle a d’abord servie » (38). Il y a ainsi le vote par peur (98), car en politique comme en religion, on a souvent usé de la peur et de la consolation. « Faire peur pour mieux pouvoir consoler. » (88). Manipulations écoeurantes. On va en sortir.Au terme du voyage, Marion Muller-Colard laisse à Jacques Ellul le soin de tirer la leçon de cette rencontre dérangeante : « Il est impossible dans une vie chrétienne de dissocier une vie privée et une vie publique. » Au lecteur de juger où sa propre vie en est de cette impossibilité.