Le sens de l’engagement est clair lorsqu’il est focalisé sur un objet précis. Mais s’agissant de l’engagement plus global vers un monde meilleur, le déclin des idéologies peut nous laisser un goût de nostalgie. Le phénomène observable, c’est un désaccord croissant entre l’intime et le système. Un engagement au sens large suppose que soient non dissociés les trois champs de l’économique, du politique et du social. Des institutions, des familles de pensée, assuraient une certaine cohérence entre ces domaines, par exemple le marxisme, les religions, l’éducation populaire, l’action catholique …
Etre engagé dans sa profession, par exemple c’est arriver à y trouver du sens. C’est plus difficile aujourd’hui. 1968 a été l’occasion de faire bouger les lignes entre l’intime et le système, de faire évoluer le sens, c’est une révolution culturelle, mais qui n’a pas trouvé sa forme spirituelle. En 1970 nous avons cherché, avec quelques amis, à jeter des ponts entre spiritualité et politique. Puis, nous avons travaillé avec Jacques Delors dans le cadre d’Echanges et Projets. Le thème du temps choisi nous semblait pertinent pour cela, nous y avons beaucoup réfléchi. Ce temps phagocyté pour tous, en particulier les jeunes. Plus tard, j’ai choisi de travailler pendant plusieurs années à mi- temps et de m’impliquer dans l’aide aux chômeurs. C’était une façon d’articuler une vision globale de la société et une action concrète sur le terrain, de mettre en accord mon ressenti personnel avec une intervention publique. L’indignation est un déclencheur indispensable, un moteur pour agir. Mais il faut aller jusqu’au bout, passer aux actes, et ne pas en rester là. Je traiterai successivement de la question du sens, pour chacun et collectivement, puis la question de l’engagement, des nouvelles directions à explorer, et enfin comment faire concrètement.
La question du sens : pour chacun, et aussi collectivement
Les idéologies sont séduisantes mais aussi décevantes, on y trouve un sens tout fait, avec les risques de dérives intégristes. A l’inverse l’empirisme individuel, sans la confrontation aux autres nous semble une voie trop égoïste. Pour dépasser cette question deux perches nous sont tendues : la laïcité, comme opportunité de mettre en débat la question du sens, et la démocratie, comme lieu justement où l’on cherche du sens ensemble.
Il y a trois façons différentes d’aborder cette question du sens :
- Soit de considérer que ce sens préexiste, ou qu’il a été révélé, et qu’il suffit d’y adhérer (cas du marxisme, des religions …)
- Soit ce sens est à trouver, et fait l’objet d’une quête, de caractère philosophique.
- Soit ce sens n’existe pas à priori, et seuls les acteurs peuvent en définir un, donner du sens.
Chacun peut choisir une de ces voies, mais ce qu’il faut absolument c’est refuser le non-sens, construire une culture de résistance face au non-sens quand il se présente. Et lutter contre le non-sens c’est une façon de donner du sens à son engagement. Mais cela ne peut se faire seul, la tâche est trop lourde, il faut s’organiser collectivement.
Comment faire ? Pour moi, il y a quatre piliers, une sorte de quadrature du sens.
- Le travail personnel, et du temps à y consacrer. En particulier des lectures, car d’autres ont des choses à nous dire, à nous apprendre.
- Des relations avec un petit groupe, de pairs et d’amis, avec lesquels on peut échanger, être authentique et profond.
- Sortir de la subjectivité et de la sympathie du petit groupe, en se rattachant à une tradition, c’est-à-dire une pensée qui vous précède, vous bouscule, vous interpelle, vous fait sortir de vous-même. De ce point de vue, le culte oblige à prendre le temps de la confrontation sophrologique à des textes symboliques forts.
- S’ouvrir à l’universel, aux autres traditions, à ce qui les distingue et les rassemble.
Le sens n’est pas qu’une question personnelle. Il y a une dimension collective du sens : délibérer, faire vivre la démocratie, c’est élaborer du sens. Les choix politiques portent trop souvent sur des choix de moyens, et trop rarement sur des choix de finalité.
La gestion de la société pose des problèmes complexes, la recherche commune d’une vérité nécessite de travailler sur la qualité d’un vrai débat, et donc sur les procédures et les méthodes pour y parvenir.
De même il me parait indispensable de travailler sur le pouvoir, et le désir de pouvoir. Il est en chacun, comme le désir sexuel, dans notre nature. Il est légitime de désirer le pouvoir pour accroître son autonomie d’action. Etre utile aux autres, donne du sens. Mais il y a un moment où ça déborde, un seuil où le pouvoir devient une source d’identité, où le désir excessif de pouvoir pollue le sens.
Il faut s’engager dans un nouveau modèle de développement
La logique exclusive de l’intérêt est un non-sens et une impasse. Certes elle induit de l’initiative et de la créativité, mais elle produit aussi des inégalités et de l’exclusion. Elle suppose des correctifs efficaces générateurs de solidarité, comme la sécurité sociale par exemple.
Depuis des décennies notre rapport à l’économie a changé. Le premier choc pétrolier de 1973 a ouvert une période de chômage massif. Les dernières crises sont liées à l’exubérance de la finance, à l’illusion de gagner plus sans produire plus. Mais d’autre part le désir illimité de croissance de la consommation est en lui-même insensé et impossible à réaliser. S’engager dans une nouvelle perspective de société suppose pour moi de réviser trois conceptions.
- Sortir de la vision utilitariste de l’être humain, qui réduit son comportement à l’intérêt matériel immédiat de chaque individu. En effet, à coté des besoins professionnels, qui procurent revenus et insertion, existent les besoins relationnels : on donne, on reçoit et on rend en permanence, tout au long de notre vie, comme l’ont mis en évidence Alain Caillé et les anthropologues du MAUSS [2]. Et c’est la dette qui nous lie les uns aux autres, et fait sens. Enfin, ne pas oublier les besoins spirituels. Ils nous tiennent éveillés, au jour le jour, dans la dynamique de l’épreuve et de l’enchantement.
- Changer notre vision de la richesse. La vraie richesse d’une nation est que chacun puisse parvenir à satisfaire ses trois besoins fondamentaux, et pas seulement un pouvoir d’achat. Cela nous oblige à partager l’emploi et les revenus (il y a 4,5 millions de personnes en sous emploi ou exclus en France !), ce qui signifie une certaine frugalité. Cette sobriété des moyens et des consommations doit nous permettre de partager l’essentiel et de redistribuer le superflu. Elle n’exclue pas une certaine part de luxe, propre à chacun, mais pas tous les luxes. C’est le thème de « L’abondance frugale » [3].
- Adapter notre vision de l’action. Les idéologies qui nous ont mobilisé par le passé ne vont plus de soi. Il me semble qu’une société démocratique moderne doit permettre d’articuler trois cultures politiques, en tension permanentes entre elles. Une culture de résistance, qui doit être forte pour s’opposer aux injustices. Une culture de la régulation, qui doit garantir les grandes protections sociales, l’éthique de la discussion démocratique. Une culture de l’utopie, la plus belle, expérimentable à l’échelle microsociale, mais pas forcément globale, dont la tâche est de faire bouger les lignes et de conduire les évolutions, par la conviction plutôt que par la force ou la violence. La démocratie est exigeante, elle ne va pas de soi. C’est un combat permanent, toujours inachevé.
Comment faire ?
La crise dans laquelle nous sommes n’est pas conjoncturelle mais systémique. Elle est à la fois crise sociale (on n’a toujours pas résolu le chômage de masse), crise du lien (l’exclusion désagrège le tissus social), crise écologique (nuisances et fragilisation de notre écosystème). De plus si l’on veut réduire la conflictualité entre besoins sociaux et écologiques, cela nous oblige à changer radicalement nos comportements. Or dans l’état actuel de la bipolarisation de la vie politique française, ni la droite, ni la gauche ne semblent en mesure de conduire ce changement, double aporie. Pour avancer, quelques pistes à creuser :
- Il faut donc dépasser ces clivages, élargir le débat à la société civile, et développer la créativité dans le vivre ensemble.
- Etre plus sobres globalement, tout en luttant contre la pauvreté et l’exclusion. Revoir notre redistribution sociale, imaginer de nouvelles formes de production.
- Réinsérer les exclus dans les réseaux de protection sociale (santé, bien essentiel …), soit par un revenu, soit par la solidarité.
- Etre attentif aux nouvelles formes du vivre ensemble qui s’esquissent spontanément. Les gens se rendent compte que l’égoïsme a atteint ses limites, qu’il faut concilier le soin de soi et le soin de l’autre (cf. Ricœur). C’est la force du bouddhisme, par exemple, d’aider à mieux vivre, en prenant soin de soi sans se désintéresser de l’autre. Mais pas de débouché politique actuellement à cette mouvance.
- Prendre en compte les acquis de l’économie sociale et solidaire, valoriser l’émergence dans la société civile des formes alternatives et écologiques de vivre autrement.
Pacte civique
Démocratie&Spiritualité, avec La Vie Nouvelle et Poursuivre ont proposé aux associations de la société civile qui œuvrent pour plus de justice et de fraternité, d’élaborer ensemble un pacte de changement, et d’engagement à la fois des personnes et des organisations ou des partenaires qui participent à la vie politique et sociale. Il faut envoyer dans la sphère publique avant 2012 un signal fort d’une volonté partagée de penser, agir et vivre autrement. C’est une initiative qui articule le sens que chacun doit pouvoir donner à sa vie personnelle avec l’espoir d’améliorer le vivre ensemble de la société. Il faut miser sur la confiance plutôt que sur les normes, rendre les organisations sociales à tous les niveaux, plus responsables et plus respectueuses des personnes. C’est encore en chantier mais le lancement de ce pacte civique, un peu analogue au pacte écologique de Nicolas Hulot, est prévu pour les 14 et 15 mai 2011. Rendez- vous citoyen et médiatique sur la place publique, ouvert à tous.
[1] GREP : groupe de recherche pour l’éducation et la prospective
[2] MAUSS : mouvement anti utilitariste des sciences sociales
[3] Odile Jacob, 2010