Conférence prononcée à la chapelle Saint Bernard de Montparnasse à Paris le 22 mars 2010, dans le cadre d’un cycle de six rencontres sur le thème « Force et fragilité de nos valeurs ».
Par Philippe d’Iribarne*
Il va être successivement abordé le rapport aux valeurs dans nos sociétés multiculturelles, dans les entreprises et dans nos démocraties, ce qui peut aider à approfondir la façon dont on vit les différences entre cultures.
Valeurs et sociétés *
Dans nos sociétés hétérogènes, des valeurs citoyennes comme l’ouverture à l’autre et la tolérance aident à vivre ensemble. La mise en œuvre de ces valeurs citoyennes, républicaines, démocratiques, qui devraient transcender les valeurs culturelles des uns et des autres, se heurte aux réalités, comme le montrent les difficultés d’intégration en France d’immigrés non européens (problèmes d’emploi, de faciès, de surreprésention dans les prisons).
L’histoire française est pleine d’illustrations du fait que les valeurs citoyennes restent en concurrence avec d’autres valeurs. Un bon exemple est celui du passage au suffrage universel qui a été remis à plus tard par une révolution de 1789 proclamant l’égalité des citoyens ; pour que tous les hommes votent, il a fallu attendre un jour de Pâques 1848, cet acte étant assimilé à un nouveau sacrement donnant la dignité de voter, et, pour que les femmes votent, à nouveau attendre jusqu’en 1945.
Si le corps politique semble réaliser l’unité et l’égalité des citoyens, la réalité sociale résiste comme le montrent par exemple les débats tournant autour de la distinction coutumière, récemment mise en case par la Cour de cassation, entre cadre et non cadre.
On vit dans un idéal républicain censé, grâce à la raison, nous faire échapper aux préjugés et à l’emprise des communautés. Il faut cependant constater que beaucoup de nos concitoyens restent sous l’emprise de pressions ou d’influences comme celle du pouvoir télévisuel (voir l’exemple de l’émission du mercredi 17 mars intitulé le jeu de la mort au cours de laquelle des téléspectateurs envoyaient des décharges électriques croissantes à un « concurrent » chaque fois qu’il répondait mal).
La capacité du recours aux valeurs pour régler les problèmes de cohabitation quotidienne entre citoyens attachés à leurs traditions et ceux qui défendent la neutralité de l’espace public dans une société multiculturelle n’est pas évidente. On le voit par exemple à propos du maintien du crucifix dans les classes en Italie, maintien rejeté par la Cour européenne de justice.
Il ne devait pas y avoir de problème de respect de toutes les religions dans la mesure où elles ne sont pas sectaires. Mais une difficulté avec l’islam vient de ce que cette religion n’accepte pas ce que les anthropologues considèrent comme un fondement de l’alliance entre groupes, « l’échange des femmes » : une musulmane ne peut épouser un homme qui ne se convertit pas à la foi musulmane.
Une difficulté de notre monde de plus en plus multiculturel est celle du sens accordé à des mots théoriquement identiques, mais recouvrant de fait des réalités différentes selon les cultures (voir par exemple la notion de liberté aux USA, associé à une vision de propriétaire à l’abri de la volonté d’autrui, alors que le problème central en France est de ne pas être en position servile). Quand une entreprise déclare dans sa devise qu’elle est à la fois « économiquement prospère » et « une force pour le bien », cela paraît cohérent aux Etats-Unis, contradictoire en France.
L’humanité n’a pas inventé de langue universelle ! Il n’y a pas d’espace neutre pour organiser la coexistence des différentes cultures ! D’où la question des pratiques possibles pour s’ouvrir réellement aux autres.
Valeurs au sein d’une entreprise internationale **
On peut se demander quelles valeurs vont l’emporter dans une entreprise internationale, celle de l’entreprise ou celle du pays où une filiale est implantée. En fait on observe que se retrouvent partout des valeurs telles que le respect de la dignité, la solidarité, l’autonomie. Ce qui fait problème, c’est la façon dont ces valeurs s’incarnent selon les pays. En France, on est censé être autonome en évitant toute servilité ; en Chine, où il est regardé comme agressif de demander une promotion, un cadre mentionnera à son chef qu’il est prêt à travailler plus pour prendre plus de responsabilité. Compte tenu des différences de cultures entre différents pays, des difficultés surgissent lors des prises de décision collectives ou dans la traduction de documents exprimant une culture d’entreprise (ainsi une filiale jordanienne de Lafarge enlèvera ce qui concerne les débats d’idée dans les « Principes » de l’entreprise du fait de la difficulté, en culture musulmane, à donner un sens positif aux divergences d’opinion).
Valeurs et démocratie
Si la démocratie a du mal à s’implanter dans une partie du globe, ce n’est pas pour des questions de valeurs, mais de capacité à donner un sens acceptable aux situations associées aux pratiques démocratiques. Sont en question à la fois:
- le rôle du doute : un relatif respect des votes différents suppose la conviction que, si on a échoué, c’est qu’on avait fait de mauvais choix et qu’on peut s’améliorer pour l’emporter au prochain vote.
- le rôle de la division : d’autres partis peuvent légitimement exister et l’emporter.
- le rôle de l’échec : en démocratie on passe son temps à échouer, il faut l’accepter.
Doute, division et échec ont un sens acceptable dans les cultures occidentales. La situation est différente en milieu musulman ; dans le Coran, celui qui doute est de mauvaise foi.
Réflexion à partir de ces trois approches des valeurs
S’il est facile de trouver dans les registres des valeurs des terrains communs, il reste difficile de s’entendre sur ce que recouvre chacune des valeurs et de se mettre d’accord sur les conséquences pratiques à en tirer, d’où l’importance de chercher sans cesse à mieux comprendre les autres cultures et la façon dont s’y incarne chaque valeur.
Parmi les points ensuite débattus, notons les suivants :
- les valeurs s’incarnent différemment au fur et à mesure de l’évolution de nos sociétés; est-ce pour autant une marche vers des convergences entre ceux qui se remettent en question et qui innovent (créatifs culturels) face aux problèmes qu’ils rencontrent ?
- la difficulté d’aborder les problèmes qui fâchent, d’où le risque de la multiplication des stratégies d’évitement qui peuvent déboucher sur la perte de la faculté de débattre et de penser. Depuis les Lumières, on est normalement prêt à regarder les réalités en face, mais on est aussi tenté par un universalisme porteur d’un politiquement correct qui éloigne de la confrontation aux réalités.
- dans le domaine spirituel, il y a ceux qui s’enferment dans leur tradition, ceux qui cherchent à approfondir leur langue maternelle du sens à travers la confrontation à d’autres courants spirituels et ceux qui croient à une convergence à travers le meilleur de ce qu’expriment religions et spiritualités, avec leurs spécificités et leurs approches déconcertantes (voir texte JBF sur méta religieux dans lettre D&S n° 87).
* : Voir Cultures et mondialisation (en collaboration, 1998), L’étrangeté française (2006), Penser la diversité du monde (2008), publiés par le Seuil
** : Voir La logique de l’honneur (1989), L’épreuve des différences, l’expérience d’une entreprise mondiale (2009), publiés par le Seuil
Philippe d’Iribarne
Né en 1937, est ancien élève de l’Ecole polytechnique et diplômé de l’IEP de Paris. Ingénieur général du corps des mines et directeur de recherche au CNRS, il dirige depuis 1972 le centre de recherche sur le bien-être (CEREBE), devenu « Gestion et société ». Philippe d’Iribarne travaille sur l’influence des cultures nationales sur le fonctionnement des organisations.