Compte rendu de la rencontre débat du 8 février 2010 avec Carine Dartiguepeyrou dans le cadre du cycle « Force et fragilités de nos valeurs » à Saint Bernard de Montparnasse
Que se cache-t-il derrière la crise ?
Carine Dartiguepeyrou
Carine Dartiguepeyrou a d’abord indiqué d’où elle parlait : consultante en stratégie du développement, conseillant des entreprises, ayant travaillé aux USA, réfléchissant avec le Club de Budapest à l’avenir de notre planète et à une prospective pour un monde en mutation, titulaire d’une thèse de science politiques « l’Europe et la société de l’information ».
Il lui semble important d’aller voir ce qui se cache derrière la crise en matière d’évolution de nos sociétés et de nos nations, et donc de réfléchir à l’évolution et aux changements en cours de valeurs. Pour elle, les valeurs ne sont pas des idéaux, des références choisies pour répondre à une exigence de perfection morale, mais des sources d’énergie pour penser, agir, vivre. C’est pourquoi elles se propose de présenter trois courants de pensée illustrant les évolutions des valeurs en lien avec les grandes évolutions et les transformations culturelles du monde.
Les grandes évolutions et les transformations culturelles de notre monde
Les quatre évolutions suivantes semblent les plus significatives pour réfléchir aux transformations culturelles en cours :
- La question écologique : il était impertinent, il y a encore dix ans, d’en faire une priorité dans le cadre des stratégies d’entreprise et des négociations nationales et internationales alors que c’est devenu un sujet primordial.
- La démographie : les enjeux liés aux disparités géographiques et aux écarts intergénérationnels sont importants (le poids démographique de l’Europe diminue et sa population vieillit alors que l’Afrique subsaharienne a encore une population en forte croissance et très jeune).
- Les certitudes et incertitudes des révolutions technologiques : dans de nombreux domaines, on peut prévoir les résultats des évolutions technologiques ou on peut au moins les anticiper, mais au croisement de divers domaines (par exemple de l’informatique et du biomoléculaire), tout reste possible.
- La question de la finalité et de la performance économique : en lien avec le poids croissant d’un capitalisme libéral, la performance économique, axée sur la rentabilité et la compétitivité, a servi de référence dominante jusqu’à la fin des années 1990 (et encore plus récemment avec la crise de 2009 qui est source de remises en causes) ; les approches en terme d’économie de la connaissance, l’importance des nouvelles technologies de l’information et de la communication (par exemple passage de web 2.0 social à un web plus riche sur le plan de la sémantique et de l’intelligence web 3.0 et web 4.0), l’économie du bien être, l’économie du travail ainsi que leurs mesures comptables reposent la question de la finalité de nos sociétés.
En lien avec ces grandes évolutions, nos cultures sont en « travail », ce qui est facteur de transformations culturelles. Il y évolution de nos valeurs, des références et des énergies qui nous font agir, ce qui amène à se demander s’il y a un passage de valeurs matérialistes à des valeurs post-matérialistes et finalement un changement de paradigme culturel.
Trois courants de pensée illustrant l’évolution des valeurs
Le tableau suivant présente de façon succincte trois courants de pensée importants pour réfléchir à l’évolution des valeurs ; ils vont ensuite être présentés plus complètement.
Pour Brian Hall (voir illustration ci-dessous), l’émancipation, en lien avec la recherche d’une sagesse personnelle (quête de sens, développement personnel, ressourcement…) et l’interdépendance, en lien avec une nouvel ordre mondial à bâtir collectivement (partage, don, solidarité, gratuité, service…) constituent de nouvelles aspirations du développement humain. Il ne s’agit pas de nier l’importance d’activer, selon votre insertion d’autres facteurs nécessaires pour survivre comme la sécurité, pour s’intégrer comme la famille et les institutions, pour s’exprimer et se réaliser comme la vocation, mais d’attirer l’attention sur l’importance d’une évolution de nos références et de nos valeurs pour s’adapter aux évolutions rappelées en 1.
Pour Ronald Inglehart, il s’agit d’étudier les différences de valeurs selon les pays et leurs évolutions. Pour illustrer les résultats de son travail, il propose de situer les pays étudiés selon deux axes, avec en ordonnée un positionnement allant des valeurs traditionnelles (liées à l’ autorité, à la famille à la religion…) à des valeurs rationnelles modernes (démocratie, innovation,…) et en abscisse un positionnement allant de valeurs de survie (sécurité, appartenance…) à des valeurs d’expression (bien être, qualité de vie, créativité…). Pour interpréter le résultat obtenu, Inglehart s’appuie à la fois sur la géographie, la religion, l’idéologie et la langue comme le montre le graphique-carte ci-dessous.
Inglehart considère que des valeurs post-matérialistes de « self-expression », de créativité conduisent à donner la priorité à la protection de l’environnement, à bien tolérer la diversité culturelle, à demander une participation aux décisions politiques, économiques, éthiques, à s’impliquer dans l’éducation des enfants, à aborder les débats de façon tolérante, à cultiver la confiance interpersonnelle…
Cette approche tolérante et confiante est propice en politique à l’expression libre des diverses opinions, ce qui est crucial pour la qualité du débat et de la vie démocratique.
Paul Ray et Sherry Ruth Anderson ont mené en 2000 une grande enquête pour voir comment les américains se situaient entre tradition et modernité. A leur grande surprise, ils ont trouvé un quart d’enquêtes qu’ils avaient du mal à raccrocher à ces deux catégories. En approfondissant les valeurs de cette nouvelle catégorie, composés de « culturals creatives », ils ont trouvé que ces derniers étaient soucieux de cohérence entre leurs valeurs et leurs comportements.
Ces créatifs culturels, anticonventionnels, soucieux de leur développement personnel, se sentent isolés. Souvent cantonnés dans le « micro », ils n’ont pas pris conscience des dynamiques possibles sur un plan « macro ». Il s’agit en grande partie de femmes.
Il existe de fortes convergences entre ces trois courants de pensée, en particulier les suivantes:
- les aspirations à des valeurs plus abstraites, moins matérialistes grandissent ( mais la crise remet en cause pour le moment cette évolution) ;
- la recherche de nouveaux équilibres (qualité de vie/quantité de biens, épanouissement personnel / professionnel, quête de sens/se laisser vivre) devient une préoccupation majeure ;
- de nouvelles expressions d’engagements collectifs (don, partage, solidarité, gratuité, service) apparaissent, se concrétisant de façon différente chez les jeunes ;
- un nouveau regard sur le monde, plus conscient, plus écologique, plus respectueux des droits de l’homme, se manifeste.
Carine Dartiguepeyrou
Titulaire d’une thèse de science politiques « l’Europe et la société de l’information », est consultante en stratégie du développement des entreprises. Elle réfléchit avec le Club de Budapest à l’avenir de notre planète et à une prospective pour un monde en mutation.