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Après la soirée conviviale du 30 novembre 2009 sur la souffrance au travail révélée par les suicides à France-Télécom et ailleurs, un débat s’est amorcé au sein de l’association sous l’impulsion d’un membre de Grenoble, employé de France-Télécom et délégué syndical CFDT.

Quelle attitude face à la souffrance au travail ?

Compte rendu de la soirée conviviale du 30 novembre 2009, par Olivier Phegnon et Patrick Brun.

La souffrance au travail : l’exemple de France Télécom

Introduite par une présentation du thème de la souffrance au travail, la soirée du 30 novembre 2009 a permis un débat qui s’est en grande partie appuyé sur un exposé complémentaire sur les causes des suicides à France Télécom.

Il ne faut pas considérer que c’est cette seule entreprise qui est concernée. Il y avait eu auparavant le Technocentre de Renault. On estime, à la suite d’une étude en Basse Normandie, qu’il y a deux à trois cents suicides liés au travail chaque année, soit 20 pour 100 000 salariés. Les secteurs les plus touchés seraient la fonction publique et particulièrement l’éducation et la police. On a vu récemment le Pôle emploi et la Direction de la prévention judiciaire de la jeunesse figurer également sur cette liste noire. Il ne faut pas enfin oublier que c’est chez les chômeurs qu’il y a le plus de suicides.

Trois types de causes semblent aujourd’hui contribuer au passage à l’acte, sans pour autant épuiser le mystère qui demeure en dernier ressort sur les mobiles profonds de chacune des victimes.

  • Les premières seraient d’ordre socio-économiques, la pression exercée par les acteurs financiers sur la productivité des entreprises.
  • Les secondes, socio-culturelles, concerneraient l’introduction brutale de nouveaux modèles de management.
  • Enfin la relation à soi-même, dans le contexte des rapports intersubjectifs avec ses collègues, est la résultante de ces deux ensembles de facteurs et l’écho amplifié par ses propres fragilités.

On peut aussi figurer les interactions entre les facteurs à partir des relations entre les trois pôles d’un triangle : la relation à l’environnement, la relation à la collectivité et la relation à soi-même.
Pour la première série de facteurs, la rentabilité voulue par les actionnaires est nommée comme la cause déterminante de la pression que subissent les salariés. Il en résulte des restructurations brutales, une précarisation des emplois liée à une nouvelle organisation dans l’entreprise, des changements de postes notamment du technique vers le commercial sans préparation suffisante etc., et donc une concurrence entre des logiques contradictoires, au moins à court terme, logique du travail bien fait et logique de la compétitivité. Cela affecte naturellement les relations au travail.
Pour Christophe Dejours, psycho-sociologue de la souffrance au travail, le « tournant gestionnaire » affecte le monde du travail depuis les années 80 et surtout 90, avec l’introduction de nouveaux modèles de management dits « à l’américaine », qui sont supposés améliorer la performance des entreprises. Sous le couvert de la gestion on accroît la sous-traitance, le recours à l’intérim et aux CDD, la mobilité souvent non voulue des salariés. Ceux-ci en ressentent une non reconnaissance de leur métier, une vulnérabilité professionnelle aggravée, une perte de qualification, une déstructuration de l’emploi.
Les effets sur le psychisme des salariés et sur leur relation avec leurs collègues sont ravageurs. D’autant que la responsabilité qui pèse sur chacun se trouve accrue par l’individualisation du travail et la mobilité des équipes. D’où le sentiment qu’on n’est pas à la hauteur, la surcharge de travail, la perte de relations équilibrantes avec son environnement familial et amical. Christophe Dejours pointe l’importance alors du soutien que peuvent apporter les collègues pour éviter à la personne de s’enfoncer dans une solitude mortifère. Le sur-engagement des salariés dans certains métiers ou certaines situations professionnelles (cas du Technocentre de Renault ou de France Telecom) accroît l’importance de ces facteurs.

Dans le contexte plus général défini ci-dessus, le cas de France Telecom est spécifique. Cette entreprise cotée en bourse était une administration il y a vingt ans et a connu d’intenses transformations. Lors de l’éclatement de la bulle internet, des prises de participation malheureuses faites en cash et non en titres l’a conduit au bord de la faillite. La priorité a été donnée au redressement. Une fois la situation rétablie, les efforts ont été poursuivis avec la même intensité. D’autre part la culture technicienne de France Telecom encourage la responsabilité individuelle. Chacun est autonome dans son propre travail.
Enfin France Telecom cumule depuis quinze ans tous les facteurs de vulnérabilité : plusieurs crises managériales, mutations technologiques de grande ampleur, succession des directeurs généraux, réorganisations successives de l’appareil etc.
Selon un témoin de ces évolutions, le tournant gestionnaire évoqué par Dejours entraîne un « effritement de la relation aux autres et de la relation à soi-même ». Car ces mutations que subit l’ensemble du personnel de France Telecom s’accompagne du maintien d’un modèle managérial hiérarchique, hyper centralisé et bureaucratique. La rationalité à l’œuvre demeure administrative. On note aussi une absence de politique de communication avec les personnels. Cette contradiction entre la volonté de modernité d’une part, et la rigidité du modèle de gouvernance de l’autre crée chez les salariés un sentiment d’impuissance.
La perspective de changement serait la modernisation du modèle de gouvernance des hommes et des femmes de France Telecom, en reconstruisant la place des hommes et des femmes. Cela requiert des pauses dans les mutations en cours, un changement de comportement dans la communication interne de la direction, et un accompagnement des plus fragiles (cf. le travail de l’Institut des métiers de France Télécom sur « L’exclusion interne, Repères pour agir). La faiblesse de l’action syndicale est également une des causes de la situation actuelle.

En conclusion, on évoque différentes pistes de changement :

  • Un actionnariat plus responsable et des patrons moins « tout puissants »
  • Un renforcement des régulations dans l’entreprise : dispositif d’alerte, rôle accru et sollicité par la direction des médecins du travail, importance de l’encadrement de proximité
  • Des syndicats qui exercent pleinement leur fonction.

Il a aussi été cité en référence Danone et « Modernisation, mode d’emploi » de Marc Riboud et évoqué l’ «entreprise apprenante» ; cela conduit à poser la question d’une nouvelle organisation du travail, après celles hiérarchiques et bureaucratiques, en lien avec l’évolution de l’emploi.
De manière plus large, des situations d’entreprise et de travail comme à France Telecom, nous interpellent sur l’évolution de la hiérarchie des valeurs dans notre société. Cet accroissement de la pression sur les entreprises en termes de rentabilité (qu’elle soit liée au marché ou à l’actionnariat), n’est-elle pas le reflet de la place de plus en plus grande donnée à l’argent et à la gestion financière, comme valeurs dominantes ?

Discussion

Régis Moreira, délégué syndical CFDT à France Télécom :
« Je suis surpris par l’article « souffrance au travail : l’exemple de France Télécom », notamment des phrases :

  • la faiblesse de l’action syndicale est également une des causes de la situation actuelle
  • piste de changement : des syndicats qui exercent pleinement leur fonction.

Quelle faiblesse à FT du syndicalisme si on considère les multiples tracts chaque semaine, les grèves, les questions des délégués du personnel (DP), un taux de syndicalisation autour de 30% (à comparer avec un taux de 5% en France) ?
Ne renversons pas les responsabilités. La direction de FT connaît tout de la souffrance de ses salariés depuis bien longtemps, (le résultat de l’enquête Technologia, publié le 14/12 ne l’a pas surprise !!!) ; depuis 2005 (date des premières élections professionnelles des DP et des représentants au comité d’entreprise), les syndicats à travers leurs représentants et dans le cadre du comité d’entreprise et du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) lancent des alertes sans résultats : ils ne sont pas écoutés, la direction se réfugiant très souvent dans le déni systématique.
Dans les pistes de changement, je pense qu’il faut restaurer un véritable dialogue social ; face aux syndicats il faut un VRAI PATRON qui négocie vraiment dans une logique de gagnant-gagnant, en écoutant les représentants du personnel et non en cherchant à imposer son point de vue (à FT, c’est cette composante qui est absente du dialogue social et non les syndicats).
Le problème, c’est la conception du pouvoir qui a changé ; c’est un système coercitif où les cadres sont soumis en permanence à des injonctions paradoxales faisant appel à leur loyauté vis à vis de l’entreprise, c’est intenable si on a beaucoup d’amour propre. Je pense que Christophe Desjours méconnait l’entreprise, son histoire et son fonctionnement réel ; c’est très réducteur, il ne parle pas notamment du tout du changement du système de valeurs qui perturbe beaucoup de salariés : passage des valeurs du service public (assurer le service de la meilleure qualité possible à tous les usagers) à celles d’un centre de profit (où seuls comptent vraiment les clients ayant du potentiel de profit). »

Jean-Baptiste de Foucauld, Président de Démocratie & Spiritualité :
« Je pense pour ma part que les syndicats ne seraient pas tant que cela en désaccord avec ce qui est écrit dans la lettre 83. Qu’ils aient été actifs, sans doute, mais l’ont-il été à bon escient, sur les bons sujets ? C’est quand même une vraie question. En tant que Président depuis 96 de l’Institut des métiers de France Télécom, organisme paritaire, je constate qu’ils ont par exemple peu utilisé le travail – à mon avis unique- que l’on avait réussi à faire en 2005 sur l’exclusion interne dans l’entreprise.
C’est un constat, pas une accusation, soyons clair ; je sais combien tout cela est difficile ; mais de manière générale, il faut reconnaître que la question sociale a changé ; on ne peut plus se contenter d’être dans l’idéologique et le quantitatif, il faut aussi être dans l’analyse concrète et dans le qualitatif ; le qualitatif est la condition du quantitatif, c’est le grand changement par rapport à l’époque du fordisme,et c’est plus difficile ; mais cela n’a pas encore été compris de tous, à l’exception sans doute de la CFDT d’ailleurs. »

Jean-Claude Devèze, ancien responsable syndical CFDT à l’Agence Française de Développement :
« Il me semble que tu as surinterprété à mon avis les deux phrases du compte rendu se rapportant aux syndicats. Personnellement je lis ces deux phrases d’abord comme le fait qu’il y a problème dans les rapports syndicats/direction à France Télécom comme dans beaucoup d’entreprises, mais aussi que la faiblesse des syndicats et leur divisions/concurrence ne favorisent pas leur efficacité et leur légitimité. Le reste du texte me semble avoir d’abord mis la responsabilité première de la crise à FT d’une part sur un management qui, confronté à une mondialisation porteuse de changements trop rapides, a oublié la priorité du rôle des hommes et femmes de l’entreprise, d’autre part au libéralisme économique poussant à exacerber le facteur « rentabilité financière ».
OK sur le fait que les deux patrons de FT recourent à des gadgets pour faire baisser la tension et qu’ils ne s’engagent pas eux mêmes dans le dialogue avec les syndicats, mais ceux-ci ont- ils fait ensemble tout ce qu’ils pouvaient : Y a-t-il eu une grève intersyndicale à FT sur le sujet des dérives managériales ? Y a-t-il eu au CE droit d’alerte sur l’avenir de l’entreprise du fait de la politique de personnel ?
Il y a difficulté en France pour que les syndicats exercent pleinement leurs fonctions, qu’ils ne soient pas surtout défensifs et corporatistes, qu’ils aident à construire leur entreprise ou service de demain ; si cet état de fait n’est pas d’abord de leur propre responsabilité, ils ont aussi leurs parts dans les blocages de notre société qui souffre de plus en plus au travail, qui a du mal à allier besoin de sécurité et nécessité du changement, insertion des exclus et des fragiles et partage du « gâteau » par les mieux insérés ou défendus, récompense de la créativité et de la responsabilité individuelles et travail d’équipe, quantité et qualité. »

Régis Moreira :
« Le document bien fait sur l’exclusion au travail de l’Institut des métiers sert de caution dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises en vue de l’évaluation par les agences de notation. Édicter des recommandations c’est bien, mais vérifier leur application c’est beaucoup mieux, cela évite des drames inutiles.
Syndicalement, à la CFDT, nous avons un principe : faire confiance a priori mais vérifier la mise en œuvre ! Ce qui pose problème à FT, c’est la mise en œuvre des intentions et des accords collectifs. FT a la fâcheuse manie de mettre en œuvre ce qui l’arrange et oublie ce qui demande de la concertation, du dialogue et de l’écoute, pour réaliser les objectifs avec humanité.
Ainsi la CFDT, second syndicat aux élections, avait à la fin des années 1990 des revendications soutenues par les salariés. Ce syndicat s’est engagé dans la réforme qui a permis de passer des PTT à FT en 1988/1992 ; or la mise en œuvre des accords a été partielle, incomplète et discrétionnaire, ce qui engendra un fort mécontentement des salariés, notamment envers la CFDT qui a vu alors son audience baisser de 33% à 16%, et ce qui entraîna la création de SUD PTT. La direction de FT a les syndicats qu’elle mérite !!!
Si les recommandations du rapport « repères pour agir » ont été imposés sans précautions, par contre, ce qui n’a pas été repris, c’est le respect des personnes, la qualité du dialogue et de l’écoute. Ainsi beaucoup de cadres et non cadres ont été déstabilisés après le mail leur annonçant des fermetures de service ou après l’entretien musclé avec le directeur. Par exemple, à l’agence de l’entreprise Rhône-Alpes Auvergne, où la section CFDT est la 1ère organisation syndicale avec 36% des voix, 22 cadres ont été débarqués du jour au lendemain à la suite d’une réorganisation, même ceux qui avaient de très bons résultats commerciaux. Dans cet établissement, les délégués du personnel les ont rencontré tous de nombreuses fois afin qu’ils ne soient pas isolés, afin de leur remonter le moral, de les soutenir, de les accompagner lors d’entretiens avec le directeur ou la DRH, en vue d’envisager des perspectives. Pour certains c’était du harcèlement caractérisé avec des mails chaque jour ; 2 collègues ont porté l’affaire au tribunal (c’est en cours), les collègues et syndicats les entourent et les soutiennent.

Jean-Marc Parodi, ancien permanent syndical CFDT à la Poste :
« Syndicats « réformistes » et « contestataires »

Je suis maintenant convaincu que nos Directions ne veulent pas de syndicats « responsables », « réformistes » et engagés dans la négociation, car, justement, cela les obligerait à négocier. La percée des syndicats Sud dans le public les arrange bien : face au protestataire, il suffit de tracer son chemin, même si parfois cela prend un peu plus de temps, et même s’il faut occasionnellement se « déculotter ».
C’est pour le moins la limite de syndicats comme la CFDT dans le secteur public : des syndicats qui négocient le changement (nécessaire, mais pas n’importe comment) n’intéressent pas le patron public : cela les obligerait à partager le pouvoir. Il faut d’ailleurs reconnaître que cela n’intéresse guère les personnels qui vivent avec dépit les changements comme autant de recul et de pertes de droits.
Les archaïsmes s’entretiennent fort bien mutuellement.

La division syndicale
La division syndicale tant décriée (ici comme ailleurs) peut se voir, selon une lecture systémique, comme une répartition des tâches qui arrange tout le monde : pas de syndicalisme « réformiste » sans syndicats contestataires qui créent des rapports de force ; pas de syndicats « contestataires » sans syndicats « réformistes » qui signent des accords forcément « au rabais » dont les contestataires critiqueront ultérieurement l’abandon.
Aujourd’hui plusieurs syndicats pourraient se rassembler : la CFDT, la CFTC, la CGC, voire une partie de la CGT… en laissant à part FO, la FSU et Sud, très singuliers mais c’est vrai aussi que certaines bureaucraties syndicales verraient alors leurs privilèges remis en cause.

Les syndicats, à l’image de la société française
Certes les syndicats sont largement critiquables mais ils ne sont jamais que représentatifs de la société française d’aujourd’hui, fragmentée et où la notion d’intérêt général a perdu de sa substance. Les syndicats, dans la période actuelle de forte régression sociale, ont au moins l’immense mérite de retarder, parfois avec succès, la mise en œuvre de réformes qui renforcent les inégalités

La souffrance au travail
La souffrance au travail, de mon point de vue, est à la rencontre du collectif et de l’individuel. La difficulté, pour le syndicalisme aujourd’hui, est de lier les deux, dans un environnement où la démarche collective semble épuisée et où, aujourd’hui encore moins qu’hier, les salariés n’ont pas droit de regard sur l’organisation du travail qui engendre ce stress aux conséquences physiques comme psychologiques absolument désastreuses. Scorie de la période antérieure : on peut rencontrer encore quelques managers, humainement structurés et en capacité de relationner autrement avec leur personnel, mais qui, eux non plus, ne sont pas dupes de la régression en cours.
Dans les années 70, la CFDT avait publié un ouvrage « les dégâts du progrès ». Il est urgent que le syndicalisme s’intéresse encore plus aux dégâts du financier et du management… »

 

Pour en savoir plus :
Vous pouvez lire aussi :
la Note de synthèse pour la conviviale de D&S du 30 novembre 2009 sur « Les suicides au travail ».
Ou consulter les articles suivants :
– « Il faut redonner droit aux cultures de métier «  :
Entretien avec Michel Lallement, professeur de sociologie au Centre national des arts et métiers.
– Le jugement des Français sur le travail (La croix)
– Travailler, un plaisir ? (La croix)

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