Guy Aurenche est avocat, Président d’honneur de la Fed. Inter. de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture)où il s’est fait défenseur de toutes les victimes – célèbres ou inconnues – de l’arbitraire et de la barbarie des dictatures. A travers des démarches officielles, des protestations, des livres, des conférences, cette action a longtemps occupé un bon tiers de son temps et l’a amené à beaucoup voyager en Afrique, en Amérique Latine et en Europe de l’Est. Il est aussi Président des Amis de l’hebdomadaire La Vie, membre du Groupe Paroles.
Et le sacré dans tout ça ?
Il est des mots difficiles à utiliser dans la société française, laïque au point de croire que la référence à la transcendance ou au sacré, constituerait une intolérable trahison de l’incontournable posture républicaine et antireligieuse.
Sans m’aventurer sur le terrain philosophique qui n’est pas le mien, je trouve plutôt courageuses et sympathiques les contorsions intellectuelles de Luc Ferry et Marcel Gauchet (1). Ils osent tourner autour du sacré et le font comme des sioux hypnotisés par cette « sacrée question », ne pouvant l’aborder qu’avec une hache ! Face aux développements de Ferry sur la « divinisation de l’humain » et « l’humanisation du divin », Gauchet s’accroche courageusement à l' »absolu terrestre « qu’il développe hors de toute pensée religieuse, mais en sauvant intégralement ce qu’il comporte de sens ».
Foi en la dignité humaine.
Toute tremblante du sang de cinquante millions de victimes, de la guerre, de la Shoah, des camps de la mort, de la bombe atomique, l’humanité risque un acte de foi que je crois prometteur pour accompagner la planète dans sa quête d’humanisation : « Les peuples du monde entier ont proclamé leur foi en la valeur et la dignité de la personne humaine », affirme le Préambule de la Déclaration Universelle des droits de l’homme (O.N.U. 10 Dec. 1948).
A partir de cet acte de foi, dépourvu de toute référence à la religion et au divin, se développe depuis 60 ans la Dynamique des droits de l’homme (2).
Le juriste prend acte de la dignité ainsi affirmée. Il en tire des droits et des devoirs. Point n’est besoin, pour s’opposer à la légalisation de la torture, de s’expliquer longuement sur la nature humaine et son intégrité inviolable. La loi mondiale l’interdit. (Article 5). Un point c’est tout ! Le contrevenant à un tel impératif doit être dénoncé et sanctionné.
Que dis-tu de l’Humain ?
Le moment est venu de se risquer à un débat universel sur ce qui peut fonder, enraciner, justifier un tel absolu. Les juges de la Cour Pénale Internationale, marqués par des cultures très différentes, doivent examiner des faits et surtout les qualifier d »inhumains ». Telle pratique relève t-elle de la torture ? La loi ne répond pas. Chaque juge devra explorer sa culture, ses opinions et ses croyances ; puis il les confrontera avec celles des autres ; pour parvenir enfin à une qualification commune. Il ne s’agit pas d’un débat juridique superficiel puisqu’il faut marquer les limites entre l’humain et l’inhumain. Quelle est la raison qui justifiera d’interdire de malmener une personne lorsque l’intérêt supérieur de la nation est en cause ?
L’humanité n’a-t-elle pas alors rendez vous avec la part de sacré reconnue en chaque « membre de la famille humaine » ? Chaque personne est ainsi dotée d’une qualité qui fait d’elle plus que son apparence physique et psychique. Impossible de la réduire à un objet, aussi précieux soit- il ? « Tu vaux mieux que ton prix », écrivait le grand historien africain Ki Zerbo. Mais d’où vient ce surcroît de valeur? A quel « au-delà » se rattache- t-il ? On peut alors risquer le mot de transcendance qui élève la personne au delà de toute définition humaine, au point que nul ne peut s’arroger le pouvoir de priver un individu de la qualité d’être humain : sa dignité. Et ce parfois, malgré le caractère monstrueusement inhumain de son comportement.
La dignité de chaque personne, confessée par toutes les cultures et tous les pays, s’incarne dans des droits et des devoirs qui correspondent eux -mêmes à des comportements précis : être libres, pouvoir manger, être éduqués, croire ou ne pas croire, participer aux décisions communes… etc. Ces attributs ne définissent pas la dignité. Ils l’incarnent.
Deviens humain !
Ces textes, au delà de leur rigoureuse froideur juridique peuvent inviter chacun à trouver le chemin de sa propre dignité en rencontrant l’autre. Méditant sur la beauté et les relations humaines, François Cheng (3) reconnaît que « chaque présence, qui ne peut être réduite à rien d’autre, se révèle une transcendance… La vraie transcendance est dans « l’entre ».
Une catholique exprime autrement cet « au-delà » : « Notre dignité nous la tenons d’exister dans le Regard et dans la Parole d’un Autre et dans la bienveillance de ceux et celles qui savent se faire proches »(4).
L’auteur utilise des majuscules pour faire référence au Dieu dont Jésus lui parle. Elle situe la transcendance, la dignité, dans cette relation à autrui qu’elle nomme Dieu. D’autres lui donneront un autre nom ou s’abstiendront de le nommer, tout en faisant référence à cette altérité radicale.
Parcelles de vérité.
Un défi est alors posé à toutes les religions du monde. Certes, elles ont à participer au débat mondial sur les enracinements de la dignité proclamée. Elles sont même convoquées, sommées de dire, en termes intelligibles par tous, où se trouve la source de cette dignité. Mais elles doivent alors, au nom même de la dignité des interlocuteurs, leur laisser suffisamment de place pour qu’ils expriment leur propre vision de la dignité et que celle -ci soit prise au sérieux. Comment chaque religion organise-t-elle la relation entre sa vérité et la Vérité? Affirmer la transcendance, oui! La situer et la révéler à travers une proposition religieuse, oui! Mais au nom même de la référence à l’au-delà de chaque personne, il convient de reconnaître que toute expression de la vérité n’est qu’une parcelle réductrice de la vérité. Celle ci est tellement « sacrée » qu’elle ne peut devenir le monopole ni la possession d’aucune famille humaine. Le débat n’est pas artificiel puisque c’est autour de lui que se développa, après la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, l’opposition du magistère romain. Celui -ci considérait que la déclaration encourageait une « licence de penser, d’écrire, en matière de religion tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée… » (5). Les familles religieuses ne doivent pas oublier que c’est au nom de la Vérité qu’elles ont commis ou laisser commettre des atteintes graves à la dignité.
Un double merci à la Dynamique des droits humains : elle invite à sortir de notre paresse et à affronter le pourquoi de la dignité reconnue à chaque personne. Elle impose de défendre avec « dignité » (celle qui respecte l’autre) la petite étincelle de vérité dont chacun peut se croire témoin et qu’il est bon de partager.
Guy Aurenche
(1) Le religieux après la religion. Luc Ferry. Marcel Gauchet. Ed Grasset.
(2) La dynamique des droits de l’homme. Guy Aurenche. Ed Desclée de Brouwer .
(3) Cinq méditations sur la beauté. François Cheng. Ed. Albin Michel.
(4) Le centre de gravité. Françoise Le Corre. Ed Bayard.
(5) le pape Pie VI en 1791.