Jean-Claude Devèze (4 12 22)
L’Aplatissement du monde
La crise de la culture et l’empire des normes
Olivier Roy (Seuil, 2022)
Olivier Roy, dans son dernier livre, défend la thèse d’une déculturation mondiale à partir des quatre grandes mutations contemporaines suivantes : la libération des mœurs issue des années 1960, la révolution internet, la marchandisation néolibérale et la déterritorialisation liée à la fin de l’État-nation et aux migrations.
Sa démonstration repose sur une vision réductrice de la culture qui serait soit une approche anthropologique propre à une société ou à une communauté, soit sur un corpus littéraire et artistique (« haute culture ») (1). L’auteur récuse la thèse de la « guerre culturelle » ou du conflit de valeurs. Ce qui est en crise, selon lui, c’est la notion même de culture, désormais réduite à un système de codes décontextualisés et souvent mondialisés ; ces derniers envahissent les universités comme nos cuisines, les combats identitaires et les religions comme nos pratiques sexuelles, nos émotions dûment répertoriées en émojis, ce qui nous infantilise. L’auteur me semble aborder plus l’aplatissement des cultures (2) que celui du monde, dénonçant les aplatissements du savoir, des modes de vie, de la transmission, de la religion, de l’intime, du lien social.
Dans le chapitre « Communiquer : une affaire de code », Olivier Roy cherche à montrer comment deux secteurs en France sont touchés par une offensive généralisée de codification, à savoir la religion et la psychanalyse. Pour l’auteur, la religion, soumise à deux mouvements connectés de sécularisation et de néo-fondamentalisme, est accusée « de cacher autre chose que le mystère de l’élévation des âmes » ; ainsi, avec la sécularisation, il y aurait en cours dans le christianisme un aplatissement de l’univers qui serait ramené sur terre et un aplatissement du monde où on rejetterait à la fois le ciel et la racine. Dans le chapitre précédent, portant sur « la crise des imaginaires », l’auteur présente comme « prémisse du sécularisme libéral et de l’universalisme libéral » une culture et une religion juste tolérées dans l’espace public vu le risque qu’ils deviennent un obstacle à une bonne gouvernance.
Ce livre aide à se poser des questions stimulantes comme celles de la remise en cause de la notion de culture par la montée des normes (3), de l’effacement de l’implicite et de la nuance, du contenu appauvri des sociabilités, de l’autonomie d’une culture jeunes mondialisée, de la crise des imaginaires, de la montée des morales culpabilisantes, de la création de nouveaux habitus (4), etc. Ceci permet des remises en cause de nos certitudes (5). Par contre, à force de vouloir justifier sa thèse « anticulturaliste » de la déculturation montante à un moment où les acculturations sont à la peine, l’auteur privilégie ses propres certitudes sans toujours les justifier clairement (6). La tonalité de l’ouvrage est pessimiste (7), ne laissant aucune chance à l’utopie du dialogue entre cultures, entre religions, entre nations.
1/ Dans mon livre « Vers une civilisation-monde alliant culture, spiritualité et politique » (Chronique sociale, 2020), je propose une approche ternaire de la culture comme issu d’un passé civilisationnel commun, s’exprimant au présent par des comportements communs, se référant à des valeurs communes.
2/ La montée de l’individualisme et des revendications liées à des souffrances ressenties le conduit à dénoncer la multiplication de « subcultures ».
3/ « On n’arrête pas de signer des chartes, de donner son accord à plein de choses, dans la vie réelle comme sur Internet ». (Interview de l’auteur par Ouest France le 12/11/22). D’où cette phrase dans son livre : « Je défends l’idée que la transformation des “cultures” en systèmes de codage explicite détruit la notion même de culture. »
4/ Comportements partagés pour Olivier Roy ou systèmes de préférences et styles de vie particuliers à chacun pour Bourdieu.
5/ Dans La Vie du 11/10/22, Jean-Claude Guillebaud s’enthousiasme pour le livre d’Olivier Roy dont il a toujours vanté la rigueur de la pensée. Il apprécie ses explications intelligentes, sans parti pris dédaigneux ni vanité idiote, qui nous aident à vivre, non pas en supprimant l’angoisse, mais en la rendant intelligible.
6/Ainsi, il n’approfondit pas les acculturations en cours et les problèmes liés à l’appartenance à une double culture (le métissage culturel peut enrichir une vie comme s’épanouir dans la « haute culture »).
7/ Le livre se termine par cette phrase : « Ce que nous vivons est bien une crise de l’humanisme ».